Au grand risque de réitérer ce que tu as déjà entendu ailleurs (ou même lu sur Nightlife.ca en mars dernier), le très ambitieux Boyhood de Richard Linklater propose une expérience cinématographique à la fois bouleversante et inusitée, d’un réalisme carrément déconcertant.
Certains des films les plus marquants de ce réalisateur et scénariste texan ont abordé le temps qui passe et les leçons qu’en tirent (ou non) divers personnages, que ce soit le film d’animation rotoscopique Waking Life ou la trilogie amoureuse des Before Sunrise/Before Sunset/Before Midnight. Dans Boyhood, au lieu d’étirer sa réflexion sur les grandes et les petites épreuves de la vie sur trois films et 18 ans, il livre une seule et unique œuvre magistrale frisant les trois heures. Il s’agit là non seulement de l’aboutissement d’un énorme pari professionnel et d’un tournage s’étant étalé sur plus de 12 ans, mais du couronnement d’un réalisateur (celui des Slacker, Dazed and Confused et Bernie) ayant toujours préféré la scène indie à échelle humaine d’Austin aux plaques tournantes de l’industrie que sont New York et L.A.
Pour ceux qui n’ont pas suivi le love-in médiatique aux festivals Sundance, de Berlin et SxSW, Boyhood présente quelques parcelles du quotidien de Mason (Ellar Coltrane), jeune gamin texan qu'on suit de l’âge de six à dix-huit ans et qui doit composer avec les frasques de ses parents divorcés. En plus d’une dynamique frère cadet/sœur aînée d’une étonnante acuité (c’est Lorelei Linklater, fille du réalisateur, qui l’incarne), il y a la maman attentionnée (l’excellente Patricia Arquette) qui déçoit pourtant dans son choix de copains violents et alcoolos, et le père aspirant-musicien/semi-absent qui, malgré tout, prend son rôle de papa au sérieux (Ethan Hawke, acteur fétiche de Linklater). Devant la caméra sensible de Linklater, Mason gagne en maturité émotive et physique au fil de moments heureux, d’autres plus difficiles. Mais le réalisateur ne laisse jamais son scénario sombrer dans les clichés clinquants du «coming of age» (par exemple, le classique épisode d’intimidation avec séquelles psychologiques ou les aléas d’une «première fois»). C’est tout à son honneur.
Comme Linklater le fait si bien depuis Slacker, il imprègne ses scènes pourtant très travaillées d’une aura documentaire, ce qui explique pourquoi bon nombre de cinéphiles voient en Boyhood le prolongement fictif de la série Up du documentariste Michael Apted. Que ce soit les affiches pro-Obama que frère et sœur distribuent au voisinage en vue de l’élection présidentielle de 2008 ou la vidéo Funny or Die que Mason repasse en boucle pour enterrer la voix du beau-père saoul, Linklater s’arrête sur des moments discrets dont la force de frappe devient exponentielle lorsque mis côte à côte, comme un énorme Jackson Pollock qu’on apprécie en reculant de quelques pas.
Ultimement, la magie du film repose dans cette notion de sablier – de temps qui s’écoule et de personnages qui vieillissent à vue d’œil, nous invitant à revivre, en tant que spectateurs, certains moments clés de notre propre enfance et adolescence. Fidèles aux années de tournage, les références culturelles, technologiques, politiques et musicales (de Weezer à Daft Punk!) qui accompagnent les scènes de déménagements, de rentrées scolaires et de coupes de cheveux ne font que réitérer l'aspect universel de l'épopée – Boyhood devient alors une grande leçon d’humilité qu’on (re)vit tous par procuration. Une leçon qui aurait également pu s’intituler «Motherhood», «Fatherhood», «Adulthood» ou même «The Tree of Life», comme semble le constater Mason avec un peu de recul. « En fin de compte, ma mère est tout aussi perdue que moi », confie-t-il à sa copine, affichant le sourire taquin d’un gars qui voit désormais ses parents sans filtre protecteur. D’un gars qui, comme tant d’autres avant lui, s’apprête à devenir maître de son destin.
Boyhood
À l’affiche dès le 25 juillet