Actrice encensée, femme libérée, artiste engagée, Sarah Bernhardt, dite la Divine, est accueillie dans la ville de Québec, en ce mois de décembre 1905, par une levée de boucliers: Archevêché en tête, les bien-pensants de la société refusent de céder les planches à cette grande sulfureuse qui s’apprête à jouer une adultérine. Qu’à cela ne tienne, la Madonna de l’époque (dixit le metteur en scène Serge Denoncourt) n’acceptera pas qu’on la tienne en laisse. Elle profitera de son passage dans la Vieille Capitale pour sublimer l’envie de créer d’un jeune séminariste, traiter le peuple d’arriérés et livrer un plaidoyer percutant sur le pouvoir subversif de l’art!
Malgré toute la place accordée à la Bernhardt sur l’affiche et dans les chaumières de l’époque, ce sont les deux jeunes séminaristes qui se retrouvent au cœur de l’histoire de Michel Marc Bouchard. La célèbre comédienne ne manquera d’ailleurs pas de faire remarquer aux spectateurs du TNM qu’elle n’apparait qu’au troisième acte de la pièce. Une façon habile de faire tomber le quatrième mur et de souligner le talent qu’elle avait pour se mettre en scène.
Dans les faits, le fil conducteur du récit est tenu par Michaud, fils de ministre, auteur de théâtre en devenir, leader non officiel du fan-club de l’actrice et jeune séminariste. Porté par l’énergie, l’enthousiasme et la candeur rafraîchissante de l’acteur Simon Beaulé-Bulman (véritable révélation), le jeune homme s’extasie devant l’arrivée de la « grande pécheresse ». Peu après, il accueille, non sans maladresse, un nouveau séminariste, Talbot (Mikhaïl Ahooja, juste, sans être transcendant), jeune homme issu du milieu ouvrier, dont on ignore comment il a pu se payer des études aussi chères.
Simon Beaulé-Bulman et Mikhaïl Ahooja (Crédit: Yves Renaud)
Rapidement fasciné par son confrère, Michaud choisira d’écrire une pièce sur lui et le suivra à l’usine où travaillent sa mère et son frère (brillants Annick Bergeron et Lévi Doré), avant d’affronter un croque-en-jambe du destin : il devra remettre à son actrice fétiche la lettre de l’Archevêché lui intimant de se faire oublier.
Évidemment, la Divine n’acceptera pas un tel affront. Après avoir comparé les citoyens enveloppés de fourrure à des ours et tourné leur accent en dérision (l’un des nombreux moments hilarants de la pièce, gracieuseté d’Anne-Marie Cadieux), elle soufflera sur les braises créatrices et revendicatrices du jeune Michaud, organisera une conférence de presse pour tenir tête à l’Église, tentera de contrer le désistement des spectateurs par la provocation, visitera l’usine elle aussi, parée de ses plus beaux atours, et montera finalement sur scène.
Yves Renaud
Michel Marc Bouchard ratisse extrêmement large, mais sans jamais diluer son propos. Campée au début du 20e siècle, sa pièce dessine un portrait coup-de-poing du capitalisme ravageur prêt à faire travailler les enfants, de l’Église oppressante capable d’étouffer les scandales et de l’ultime nécessité de l’art. Difficile de ne pas remettre en question la prétendue évolution de notre humanité, en pensant aux petites mains qui travaillent partout dans le monde, aux agressions sexuelles non dénoncées qui continuent de s’accumuler et aux Québécois qui voient encore les artistes comme des quêteux de subventions, inutiles à la société.
Capable de nous faire passer du rire aux larmes, le dramaturge possède un talent rare pour confronter les spectateurs aux incohérences et aux injustices du monde. Tant le discours que livre Sarah Bernhardt pour dénoncer le joug de l’Église et l’aplaventrisme des citoyens, que celui sur la puissance nécessaire du théâtre, sont des moments d’anthologie. Fins et enflammés, grandioses et nuancés, écrits aussi bien qu’ils sont portés par une actrice au sommet de son art : Anne-Marie Cadieux.
Une pièce qui frôle la perfection.
La Divine Illusion
Présenté jusqu'au 10 décembre 2015 au Théâtre du Nouveau Monde