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Le Détesteur: l’esti de famille parfaite qui apparaît sur tes photos de Noël
Crédit: Johana Laurençon

À l’aube du temps des fêtes, il me fallait enfin te dire ceci. C’est à propos de tes photos de party de famille, celles que tu partages avec nous chaque année sur les médias sociaux. Tout est si parfait. Tes parents sont beaux, jeunes et tu nous les fais paraître si confortables financièrement à travers tes albums de clichés. Leur très grande maison située dans un quartier aisé. Toi. L’intérieur de ton condo. L’habit que tu portes. Vos cadeaux. Votre échange de ceux-ci. Les sourires. Le chien. Le resto.

Revenons à tes parents. Ils te taguent sur à peu près une vingtaine de photos qui apparaissent sur mon newsfeed au courant de la même soirée. Déjà, ils possèdent un compte Facebook. Comme la plupart des parents tu me diras, mais pas les miens. Je ne me gêne pas trop pour les stalker par curiosité : ils m’ont l’air très à l’affût, branchés et à partir de leur tablette repartagent pratiquement les mêmes papiers d’opinion que toi et moi relayons. Je réitère : jeunes et branchés.

Mon investigation me confirme que t’es le fils ou la fille d’une figure médiatique, d’un chroniqueur vedette, d’une avocate ou d’un médecin, bref, que tes parents ont réussi et c’est généralement le soir du réveillon que tout ceci se confirme.

J’apprendrai un peu plus tard par l’entremise de mon fil, peu après la folie de Noël, mais juste avant de célébrer la nouvelle année, que ta famille et toi êtes à quelques heures de vous envoler vers une destination qui ne connaît jamais l’hiver, comme le veut le good old rituel qu’il vous faut tenir depuis ton enfance.

Avant de continuer, sache que malgré tout, je t’aime bien. Continuons.

T’es un artiste, une journaliste, une auteure, un blogueur, une chanteuse, un humoriste. Le contenu que tu nous as livré dans la dernière année : impeccable. Vraiment. Personne ne peut t’arracher des mains l’indéniable talent qui fait tout ton actuel succès, il t’appartient.

T’as travaillé fort. Voilà. Plus fort que la plupart des gens. Tout ça : à toi.

Même s’ils le pouvaient et amplement, tes parents sont à peine intervenus dans ton struggle financier de jeune étudiant. Tu t’es débrouillé au même titre que les sept colocs avec qui tu t’es vu forcé de cohabiter pour ne pas te retrouver à la rue. Pour ajouter à la misère : le moral n’a pas toujours été turbo et les attaques de panique ne t’ont pas non plus épargné. J’en conviens.

Alors je te le donne, si aujourd’hui tu goûtes un peu à ton rêve c’est parce que franchement c’est mérité et t’y es arrivé sans l’aide de personne. Je le sais bien. Ta discipline est exemplaire. Voilà qui est réglé.

Par contre.

S’il est vrai que la prospérité financière de tes parents n’a joué aucun rôle significatif dans ta quête de succès professionnel, il me faut toutefois amener une essentielle précision ici : ce que tes parents t’ont offert est encore plus précieux qu’une importante contribution monétaire. Ils t’ont légué l’ambition. Mieux que ça. Ils t’ont permis d’évoluer dans un environnement où les deux parents détenteurs de diplômes ont fait carrière et où ils ont tenu à la réussite de leurs enfants. Ils t’ont encadré et donné cette assurance qui t’est maintenant propre. 

Alors te voilà ambitieux et rayonnant de succès.

Les gens comme moi, quand ils ont l’ambition, elle est souvent contre nature et provisoire. Il nous faut constamment travailler plus fort seulement pour maintenir en vie ce qui chez toi semble être si naturel. Mais attention : j’ai les meilleurs parents du monde. Voilà leur réussite. Je les adore. Seulement, je n’ai pas hérité de cette ambition que tu sembles avoir. Cette volonté incommensurable et violente de réussir maintenant et pas 30 secondes de plus. Je ne l’ai pas. Elle n’est pas innée chez moi.

Alors que toi, déjà à 19 ans tu nous pleurnichais que ta vie était fichue comme tu n’avais pas encore touché à ton rêve. À 19 ans! Il te fallait posséder le condo et la lune. Quatre ans plus tard, tu as tout ça ou presque. T’es monté si vite.

Tu ne t’es jamais compromis, jamais mis en danger. Ton parcours est clean, esthétique, mathématique et en Full HD. Tu te pavanes sur les tapis rouges, t’es de tous les plateaux de télé et tu t’entoures de monde aussi beau et bien looké que toi. T’es prisé.

Tu livres exactement ce qu’il te faut livrer pour réussir vite et maintenant. Pour ne décevoir personne jamais.

Tu es certes un artiste, un intellectuel, mais avant toutes choses tu es carriériste. Tu m’en voudras peut-être que je te dise ça, mais je crois aussi que t’es un adulte.

Tu parles souvent d’égalité des chances, mais tu me laisses l’impression que c’est surtout pour te dédouaner d’être qui tu es. Parce que dans les faits, cette chance semble bel et bien être de ton côté et pas un seul instant tu n’hésites à en bénéficier largement. 

Quand j’ai choisi cet univers, je croyais qu’en emménageant à Montréal je ferais la rencontre de plusieurs personnages inspirants issus de milieux plus ou moins précaires qui n’ont pas cette prédisposition de base à faire carrière à tout prix ni non plus cette forte inclination pour la gloire et le paraître. Des artistes sans concession, quoi.

Et finalement je réalise combien tout le monde autour de moi est si privilégié, si ambitieux. Combien sans même s’en rendre compte plus le temps avance et plus ils établissent la distance entre le commun des mortels et eux. Eux qui défilent tour à tour sur mon newsfeed et publient des photos de leur grande demeure et 1000 photos de voyages qu’ils se sont offerts au courant de la dernière année. 

Je t’aime beaucoup, mais crisse que je ne pourrai jamais me reconnaître en toi. Et c’est généralement le soir de Noël, lorsque tu publies tes photos de famille parfaite, que tous mes doutes se précisent.

T’es un adulte.

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