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Le Détesteur: ta bonne vieille revue misogyne dans la file d’attente à la pharmacie
Crédit: Johana Laurençon

Ça fait un petit instant que je souhaite avoir cet échange avec toi, la pharmacie. Et ma visite chez toi le week-end dernier m'a convaincu que le timing était finalement le bon.

D'abord, cette affiche à la caisse m'a interpellé. Course pour les FEMMES. Ton programme visant à améliorer la compréhension et l'acceptation de la maladie mentale qui s'en prend spécifiquement aux femmes. Démarginaliser les femmes atteintes de dépression, autrement dit. Parce que déjà, les gens aux prises avec une maladie mentale sont largement incompris et banalisés. Et comme tu le mentionnes sur ton site web, les femmes sont trois fois plus à risque que les hommes de souffrir de dépression.

L'initiative est noble.

Mais voilà que tout près de cette affiche porteuse des meilleures volontés se trouve le présentoir de revues à potins. Difficile à manquer. Il est placé de manière à ce que le multitasker que je suis puisse se distraire et se laisser tenter le temps que le monsieur un peu mêlé devant moi s'obstine à tort avec la caissière et pousse l'audace jusqu'à faire venir le gérant afin de valider avec lui qu'il est bel et bien dans le tort.

À ce stade-ci, tu dois bien te douter où je m'en vais avec ça. Je m'en vais précisément là, oui. T'as vu juste.

Dans ce présentoir, il y a ces deux revues plus trash que les autres. Moins consensuelles que Marilou qui aime son bébé pis Marc Hervieux qui relate son dernier voyage à Honolulu, mettons. Par exemple, l'une de celles qui m'étaient proposées cette semaine dévoilait en son frontpage, sans la moindre scrupule, un énorme biais pour Johnny Depp, accusé par son ex-femme de l'avoir violentée.

Non attends. Pire qu'un biais immense. Gros victim blaming sale. C'est titré en grosses lettres : UN COUP MONTÉ DE SON EX? Et en sous-titres sont énumérées des questions, disons-le câlissement rhétoriques, auxquelles le lecteur n'est nul tenu de s'enquérir des réponses. Les réponses sont les questions. Amber Heard est une menteuse naturelle et une manipulatrice. Une folle et une hystérique.

C'est pas tout. Toujours sur le même cover, on se réjouit pratiquement des malheurs de Sinéad O'Connor. On peut y lire : EN DANGER! FUGUEUSE ET SUICIDAIRE! — C'est nice ça. Je suis content pour ce magazine. Ça lui fait de beaux sujets de manchettes. Crisse d'attention whore Sinéad, pareil. Toujours en train d'essayer de s'enlever la vie. Get your shit together! Ah mais wait. Juste en dessous de Sinéad, c'est Kim K? Bin oui. UNE NOUVELLE SEX TAPE! — Great. C'est pas comme si on essayait d'enrayer les fuites et le piratage de contenu très intime après tout, right? Rapportons la bonne nouvelle! Tous à vos claviers! Une nouvelle sex tape vient de débarquer!

Régulièrement, sur la page frontispice de ces très trash magazines, on déprécie la femme, on la dépeint comme une chimère et une hypocrite aux multiples visages. Une salope abjecte. Une oisive qui épargne sur l'activité physique. On la bodyshame, on lui reproche «ses livres en trop». On la récompense même quand c'est la drogue qui semble être à l'origine d'une perte de poids considérable. — LA COCAÏNE LUI A REDONNÉ SA TAILLE DE GUÊPE! — On la rend responsable des actes de violence dont elle est la victime. On l'accompagne jusqu'au seuil du salon funéraire, à l'aube d'un probable suicide imminent.

C'est à se demander : comment, à l'ère de la rectitude politique, ces magazines arrivent-ils à survivre encore? Mais surtout : que font-ils bien à la vue de tous dans le présentoir de la file d'attente d'une pharmacie? Pourquoi, au mieux, ne sont-ils pas avec les autres revues où le consommateur a encore l'embarras du choix? Pourquoi ne sont-ils pas interdits? Pourquoi cherche-t-on absolument à vendre ceux-là plutôt que les autres?

Let's get real : aussi bien stratégiquement positionner une revue de ce type — la mettre en surbrillance —, c'est entériner tout le message dont elle est porteuse. Spécialement quand cette faveur s'étire sur plusieurs années.

Alors oui, ta Course pour les FEMMES est probablement noble, chère Pharmacie. Mais s'il-vous-please, put your money where your mouth is. Tu ne peux pas d'un côté contribuer à améliorer la compréhension et l'acceptation de la maladie mentale qui touche plus souvent qu'autrement les femmes, et de l'autre, donner le spotlight aux plus ignobles trashitudes misogynes de l'univers. Parce que oui, c'est bien ce que tu fais : tu endosses la misogynie en acceptant de rendre turbo accessibles et incontournables les Star Système et Dernière Heure de ce triste monde.

Tous les jours l'adolescence avance incertaine dans le dédale terrifiant de sa sexualité étrangère à même tes propres murs. Et c'est entre ces murs mêmes, au moment de passer à la caisse, qu'on lui recommande vivement de se slutshamer elle-même ou bien de le faire à l'encontre du «deuxième sexe». Qu'on lui apprend que les filles sont naturellement viles, cinglées, sournoises et condamnées à réprimer des envies et se mutiler ad vitam aeternam pour ne jamais déplaire sans quoi l'humiliation sera sanguinaire.

Il me semble qu'on devrait attendre des pharmacies qu'elles fassent preuve d'une neutralité exemplaire. Surtout celles qui se targuent d'aider à la démystification de la dépression chez les femmes.

La misogynie est proscrite partout où elle tente de frayer son chemin, mais curieusement, elle se fait l'alliée presque naturelle du dernier endroit où on devrait la soupçonner d'être : la pharmacie.

Justement, t'es pas un bar clandestin, esti. T'es une pharmacie.

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