Aller au contenu
Le Détesteur: «si les cyclistes respectaient les règles, ils arrêteraient peut-être de mourir!»
Crédit: Johana Laurençon

Dernièrement, je pense beaucoup à mon vélo qui ne sert plus qu'à agrémenter la cuisine de mon appartement de son allure urbaine. Il est là, existe pour exister, en guise d'ornement, pneus dégonflés qui mordent dans la céramique. Il survit year long à ma carte OPUS. Regarde la vie passer. N'espère plus rien de la métropole.

Voilà maintenant quatre ans que je me suis établi à Montréal et je vais l'admettre d'emblée : je suis terrorisé à l'idée de mourir happé par une voiture. Tellement peur, que depuis trois ans, j'ai décidé d'abandonner le vélo. Exceptionnellement, je reviens du travail en BIXI. La nuit. Quand les routes sont quasi-désertes. Mais c'est tout.

On se moque de moi quand je dis que j'ai peur. Parce que : homme. Mais je réponds que la peur n'a pas de genre et je reconnais sans prob qu'il existe des femmes pas mal plus téméraires que moi. N'ayant pas froid aux yeux. Comme il existe des femmes qui ont peur et des hommes qui n'ont pas peur. Mon pénis n'a pas de compte à rendre à la peur. C'est entre elle et moi.

Ceci étant dit : j'ai, oui, concédé la victoire aux voitures. Moi qui ne vois pas mes parents turbo souvent, j'avais horreur de me les imaginer devant la télé, tout juste après avoir reçu l'appel que tous les parents appréhendent dans une vie, regarder défiler les images montrant le corps inerte de leur fils aîné, allongé de tout son long, sur l'asphalte brûlant et mortifère. Intenable.

Mais je l'ai fait une année entière. Une année à engueuler des automobilistes qui avaient passé à ça de m'envoyer à l'urgence, en état d'hyper-vigilance, à me faire tout petit, quitte à emprunter le trottoir quand je me voyais en danger. À encaisser, pratiquement tous les jours, les coups de klaxon de caca-chauffeurs colériques après qu'un crétin m'ait amené à esquiver un emportiérage de justesse jusqu'à me faire gagner, outta the blue, la rue.

Aussi, il y a ce terrible sentiment qui plane au-dessus de ta tête comme quoi l'unique responsable de la collision dont tu pourrais être victime, c'est toi. Dans le tort ou pas. Il te faut prévoir que c'est toi contre la planète. Ta faute. Le fautif. Dans l'erreur. Le crisse de cycliste qui n'avait pas d'affaire là.

D'autant plus que les gens qui ne t'aiment pas ne manquent pas de te le communiquer. T'es, pour eux, une véritable plaie. Pire sur les médias sociaux. Encore hier, une cycliste a perdu la vie, et déjà,  sans empathie aucune, on lui avait orchestré un procès public. Sans aucun doute sa faute, même si on n'en connaît pas davantage. Les pauvres automobilistes ne savent plus où donner de la tête, dit-on ; ce sont eux, les vraies victimes, dans ces histoires. Pas les morts. Pas les tabarnack de cyclistes qui ne respectent aucune règle.

Piéton, on me rappelle sans cesse que ma place est sur le trottoir également. Comme si vraiment, pour passer d'un trottoir à un autre, il y avait une alternative aux intersections. J'esquive les collisions. J'observe d'autres piétons échapper à la mort. J'identifie dans les journaux les intersections ayant causé le décès (prévisible) d'un piéton. Parce que je les connais bien, ces intersections. À un moment ou un autre, elles auraient pu m'être fatales. Ç'aurait pu être moi. À ces endroits précis.

Ça aussi, ça me décourage de prendre mon vélo. Je me dis que si la haine et la négligence veulent ma peau même à pied, ma chance de survie à vélo est pas mal plus mince que je ne me l'imagine.

BANG. Suffit de manquer de vigilance un quart de seconde et t'es un fait divers. Prime time. Quinze minutes de gloire de Warhol goes wrong. De la chaire pour les péquenauds-cannibales qui n'espèrent que ça.

Je suis nostalgique de la relation salvatrice que j'ai longtemps entretenue avec mon vélo dans une autre vie. J'ai l'impression d'avoir négligé un vieil ami. Quand je roulais jusqu'à tout jamais sur cette piste cyclable de la banlieue en marge des automobiles, j'étais une autre personne. En joignant l'utile à l'agréable, j'avais trouvé l'équilibre parfait  : mon bike m'amenait à la gare, qui elle promettait de m'amener à Montréal. Je maintenais mon poids santé comme ça.

Je pouvais, dans mes earphones, écouter la musique aussi fort que je le souhaitais. Aucun règlement ne me l'interdisait. La tête légère, ma seule contrainte était de contourner les piétons délinquants et les cyclistes paresseux.

Montréal a tué tout ça.

Je te jure, monsieur ou madame qui me déteste, si je pouvais, je passerais mes entières journées sur la piste cyclable. Ma tête pis moi. Avec ma playlist coups de coeur du moment. Mais je ne peux pas. Pas à Montréal. Et je ne retrouverai jamais ce sentiment de liberté et de sérénité que m'apportait le circuit exclusif aux cyclistes dans les Basses-Laurentides.

Trop dangereux, ici. Ma tête est en constant état d'alerte. Tous les coins de rue, je prie Justin Trudeau pour que personne ne m'arrache à ma famille. J'assume qu'on ne m'aime pas là où je me trouve. Qu'on me voudrait ailleurs, genre nulle part. 

On s'emploie à me prêter tous les torts, même si je me montre exemplaire. Comme si tous les cyclistes étaient les mêmes. 

Justement, je me demandais. Pourquoi les automobilistes qui souffrent de hargne à l'endroit des cyclistes s'entêtent-ils à vouloir être «tous les automobilistes»? À prendre les balles, bec et ongles, pour les confrères et consoeurs? Existe-t-il une confrérie d'automobilistes visant à protéger tous les autres, même les fautifs?

Pourquoi l'automobiliste s'acharne-t-il à se qualifier lui-même d'automobiliste comme s'il s'agissait là d'un statut définitif et immuable? Bande-t-il sur son char à ce point pour se définir à partir de celui-ci? Ne sort-il jamais de son véhicule? Pas même pour se rendre au dépanneur? N'est-il pas piéton par défaut? Ou bien a-t-il fait une croix sur la bicyclette pour toujours? 

Je ne peux pas croire qu'il puisse être immunisé contre les enragés de la route. Contre l'épais qui profite d'un panneau arrêt pour se dérober une gorgée furtive de Redbull plutôt que de balayer des yeux son environnement. 

Et ses enfants? Pas de vélo pour ses enfants? Interdiction de traverser aux feux de circulation? Va-t-il rejeter le blâme sur eux le jour où ils seront transportés d'urgence à l'hôpital? S'en réjouira-t-il encore sur les médias sociaux comme il s'y adonne probablement au moment où j'écris ceci? S'empressera-t-il de nier que des automobilistes mettent régulièrement la vie des cyclistes et des piétons en danger? 

Pourquoi l'urgence de prendre la défense systématique des automobilistes en faute? Un automobiliste colérique ou nonchalant est un danger pour tout le monde, que t'aimes les cyclistes ou non. Tu devrais, en tout temps, t'insurger de son comportement. 

Rappelle-toi : les automobilistes, comme les cyclistes, n'existent pas. À la fin de la journée, nous sommes tous piétons. 

Mets donc ton orgueil de péquenaud de côté deux câlisse de secondes. 

Plus de contenu