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Le Détesteur: lettre ouverte aux influenceurs Instagram
Crédit: Murphy Cooper

Mercredi dernier, j'ai assisté à la première mondiale du dernier long métrage de Robert Morin. Mon ami Mathieu St-Onge m'avait offert un billet pour que je l'accompagne. Après la projection, un Morin humble au look modeste est monté sur scène pour répondre aux questions de l'hôte et du public. Au bout de quelques questions, le réalisateur a relâché à la blague « Ok, bye! », comme pour signaler son envie de retourner rapidement à sa petite vie tranquille. Un vrai.

Les non-initiés de l'univers de Morin n'ont qu'à demander à n'importe quel cinéphile de leur parler de l'homme. Fort à parier que c'est avec des étoiles dans les yeux que ça se fera. On te parlera de Morin comme on vend Jean Leloup à un ado qui découvre sa musique québécoise. Un personnage mythique.

Il ne fait aucun doute, le gars est une légende.

En sortant de la salle, on m'a demandé si je voulais donner mes impressions devant caméra. J'ai décliné. Je m'en sentais incapable. La candeur qu'affichait Morin sur scène m'a crissé à terre. L'homme, porteur d'un bagage qui lui assure la pérennité parmi les grands, le prolifique qui venait de nous présenter une oeuvre aussi satisfaisante que bouleversante, était là, sur scène, et cherchait à s'effacer, comme s'il n'avait pas d'affaire là.

Mais c'est quoi ma vie? Ça te chatouille assez efficacement un syndrome de l'imposteur. Assez pour vouloir mettre en stand by les projets sur lesquels tu planches.

Plus tard en soirée, des fans m'ont arrêté pour prendre un selfie avec moi. C'est du quotidien. Je pensais à Robert et son « Ok, bye! ». Je pensais à Robert qui doit être aux prises avec le syndrome de l'imposteur parfois lui aussi de son côté. Je me disais que si Robert cherchait à échapper à tout ce qu'il y a de plus factice et d'artificiel, que si Robert ne semble pas lui-même croire mériter l'attention qu'on lui accorde, qu'est-ce que je suis alors en train de faire là, à laisser des inconnus prendre des égoportraits avec moi sur la crisse de rue?

Robert Morin est-il même conscient qu'il est LE Robert Morin? C'est ça qui te fait sentir imposteur. Le gars, je le répète, est un vrai.

Pourtant, j'ai mis pas moins de 32 ans avant de véritablement pouvoir affirmer à mon miroir, quoi qu'il en dise, que je suis un artiste. Je vis en artiste depuis toujours. Mais je n'y croyais pas. Je pensais que les gens comme moi, élevés en milieu modeste, devaient se soustraire à la littératie et prendre la route du métier manuel. Je l'ai pensé longtemps. La culture, l'art, le théâtre et la littérature, c'étaient pour les gosses de bourgeois. Moi, en artiste, c'était une vraie câlisse de joke.

Oh mais cette impression d'imposture, de ne pas avoir le sentiment que ma place est ici, ne quittera probablement jamais mes pensées. Je carbure un peu à ça, en fait. Elle me permet de me renouveler. Elle me force à me demander à tout bout de champ si je ne serais pas, par hasard, en train de devenir une caricature de moi-même.

Je me sens comme une fraude mais pourtant je ne suis qu'un concierge. Je pars de loin, très loin. Je ne fais pas une sacrament de cenne ou presque. Je suis endetté jusqu'à je ne sais trop et je suis pauvre dans la tête jusqu'à ma mort. Je ne me crisse pas la face partout à la télé. J'abhorre les tapis rouges, les galas et tout ce qui est convenu, propre et qui ne gêne pas le confort des gens. Je nauséabonde toute la bile de mon corps sur la pub. Je dis NON souvent, je snobe les opportunités et je me ferme toutes les portes au visage. Je décrie, je ne suis pas doux. J'entretiens un mépris ponctuel pour les carriéristes qui s'accaparent toutes les tribunes, pour les artistes qui acceptent d'être coach à La Voix.

Et puis là, je te vois, influenceur Instagram. Je te vois, Youtuber. Je te vois et je me dis que tu n'es probablement jamais aux prises avec ce sentiment d'être une imposture. Tu m'as l'air si confortable dans ce que tu fais. Tu m'as vraiment l'air de sentir que t'es à ta place.

Les photographes te veulent et te placent au centre de concepts qui échappent probablement à ton bagage culturel, ils font de toi la star d'un tableau qui pourrait se faire passer pour le cover mythique d'un vinyle des Stones. Les designers souhaitent que tu poses avec leurs vêtements qui revisitent le meilleur de Bowie. Tu publies parfois des bouquins qui relatent ta vie extraordinaire. Tes commanditaires t'envoient gratuitement à Osheaga. Tu te mêles à la littérature, à la mode, aux festivals, à la photo et la musique. Il t'arrive de prétendre que t'es féministe ou pro-féministe, de prendre mollement position — et en surface — pour tous les likes qu'une telle « sortie » t'occasionnera. Tu prends position une fois que les militants ont fait tout le sale travail à ta place, une fois que c'est accepté de prendre position sans courir le risque de te mettre des abonnés à dos.

T'es crissement beau et t'es crissement belle. Absolument tout s'articule autour de ce fait. Tu mises là-dessus. Tu n'entreprends pas des projets parce que t'entreprends des projets. T'entreprends des projets pour tirer profit de l'attention qui t'est accordée parce que t'es beau ou belle. Les portes te sont grandes ouvertes. C'est une extension de ta vie de bourgeois au visage angélique. Un aboutissement. La route qui mènera forcément à ta consécration. Ton entreprise, c'est ta face. C'est ton corps qui répond plus qu'adéquatement aux critères actuels de beauté.

Tu remercies tes fans. Mais tu les remercies pourquoi, au juste? Parce qu'ils savent apprécier les belles gueules qui partent avec une sacrée longueur d'avance sur les autres dans la vie? Tu les remercies d'avoir opté pour toi plutôt que pour ceux qui n'ont pas ta gueule et ton corps? T'es tu déjà demandé ce qu'il adviendrait de ta popularité sur les médias sociaux si tu devais prendre 40 livres demain matin? Si le décor qui accompagne chacune de tes photos n'était plus enchanteur, épuré? T'imagines ce que tu deviendrais si tu cessais de jouer la game, que tu devais te tenir loin des feux de la rampe et que tu ne te faisais plus voir auprès de personnalités?

Tu les remercies pour l'amour qu'ils te portent. Tu dis que ça fait du bien de récolter un peu de reconnaissance après tout ce dur travail. Ce n'est peut-être pas faux que tu travailles fort. Mais tu travailles fort avec pour principale mission qu'on te souffle encore plus fort à l'oreille combien t'es beau ou belle. Ça me fait rire. Ton discours s'apparente à celui des gens au théâtre qui subissent coupe après coupe et pour qui la vie semble enfin vouloir sourire un peu. Enfin un brin de reconnaissance pour toutes les heures d'efforts déployés. Mais tu n'es pas ces gens, j'espère que tu le sais.

Dans une économie du like comme celle-là, c'est comme si, en acceptant tous les éloges et toutes les opportunités, tu laissais entendre au passage que tous ceux qui n'ont pas tes likes ne les mériteraient pas de toute façon. En omettant la portion « privilège » de ta popularité, tu acceptes confortablement l'idée que tu mérites absolument tout ce qui t'arrive. Mais tout ceci n'est que chance. Tu es chanceux et avantagé. 

La seule présence d'un Robert Morin dans la même pièce que moi arrive à me faire tout remettre en question. Et toi? Qui sont ces artistes allergiques à l'esti de bullshit qui te font douter de tes propres moyens? Ça t'arrive parfois ou plutôt fonces-tu toujours tête première en faisant fi de tout cela parce que de toute façon tu récoltes un shitload de likes et de compliments que tu aurais nécessairement mérités? 

Je n'ai pas l'impression que tu te vois comme une imposture et pourtant je crois que ça te ferait un grand bien. 

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