Alors voilà, le pari est relevé, haut la main. Il faut dire que les attentes étaient hautes (voire vertigineuses?) et la réputation de «petit prodige cannois» soutenue par la presse. Les détracteurs n’attendaient que les critiques assassines pour se délecter. Ce qui rend l’exploit d’autant plus remarquable.
Pour ceux qui se sont tenus à l’abri de tout le battage médiatique, passons en revue le synopsis. En 1989, Laurence (Melvil Poupaud, juste), un prof de littérature plutôt discret et apprécié de ses élèves, célèbre son 35e anniversaire avec Fred, sa douce moitié beaucoup plus exaltée (Suzanne Clément, fracassante). Mais puisque les apparences sont trompeuses, sous ce semblant de bonheur serein, Laurence masque une profonde détresse, ayant toujours voulu être femme. Fred, une assistante réalisatrice flyée aux mèches d’un rouge vif et aux émotions à fleur de peau, confronte d’abord son amoureux, refusant d’accepter cette révélation choc. Mais par amour, elle décide finalement d’encaisser le coup et de rester à ses côtés. S’ensuivront l’incompréhension, l'inconnu et l'abandon plutôt lâche de certains collègues, qui pousseront le couple en mode survie. Laurence et Fred ne ménageront pas les efforts pour surmonter l’épreuve et s’aimer malgré tout, malgré eux.
Melvil Poupaud et Suzanne Clément dans Laurence Anyways // Crédit: Shayne Laverdière
Imposer son style
C’est sous le signe de la continuité que s’inscrit le très ambitieux Laurence Anyways: Dolan aborde une fois de plus des thèmes qui lui sont chers (l’amour impossible, la marginalité et la différence), faisant référence à ceux qui empruntent une voie atypique ou «spéciale», comme ses personnages le précisent toujours. Dans ce film-fleuve campé dans le Montréal en métamorphose des années 90, Dolan en profite pour y aller dans la démesure des genres: un récit qui flirte avec le surréalisme, un jeu d’acteurs qui s’apparente au mélodrame, des dialogues tranchants (Monia Chokri, en belle-sœur sans tact, et Nathalie Baye, en mère névrosée mais attentive, se partagent entre elles le lot de répliques les plus délicieuses), les effets visuels (cadrages hors du commun, couleurs tape-à-oeil, filtres de lumière qui tamisent ou embrasent certains échanges), les décors (le très habile contraste entre la vie éparpillée que mène Fred pré-transformation, et celle qu’elle emprunte ensuite dans une demeure aseptisée, au look quasi clinique, évoquant l’absurdité de sa nouvelle vie rangée), la direction artistique, le montage (au style très pop, rythmé, avec scènes dansantes au ralenti), et bien sûr, le choix de la musique.
Dans J’ai tué ma mère, c’était Vive la fête et Surface of Atlantic. Pour Les amours imaginaires, Indochine, Dalida, The Knife et Fever Ray nous proposaient des repères musicaux pour s'approprier le récit. Dans Laurence, la musique occupe encore une fois une place prépondérante, avec une montagne de hits québécois d'antan, du très quétaine au plus indie (pensez Julie Masse, Marie-Denise Pelletier, Jean Leloup et Diane Dufresne) qui se greffe aux “Fades to Grey” de Visage, “Bette Davis Eyes” de Kim Carnes, Depeche Mode, Duran Duran et autres bombes émotives de l’époque. Tout ça, question d'étoffer notre rapport aux personnages, et de se replonger dans des années marquées par la récession, le SIDA, la mode du recyclé et la fin de la guerre froide.
Suzanne Clément dans Laurence Anyways // Crédit: Shayne Laverdière
Collisions à grands coups d’amour
Certaines scènes frappent particulièrement fort – le premier jour de classe où Laurence traverse les corridors de l’école pour faire face à ses élèves en jupe et talons hauts, nous fait vivre l’étendue de sa profonde angoisse, alors qu’il s’apprête à tourner la page. Et que dire de l’inoubliable scène où Suzanne Clément, au bout du rouleau, s’en prend à une pauvre serveuse un peu trop loquace et indiscrète (Denise Filiatrault) alors qu’elle déjeune avec son amoureux attirant tous les regards.
Seul bémol: d'une durée de 2h40, Laurence étire un peu la sauce et aurait bénéficié de quelques coupures, notamment cette trame narrative où Laurence trouve son compte auprès d’une famille d’excentriques, les «Five Roses», des bohèmes de haut calibre. Bien que cette rencontre soit amusante et qu’elle donne une lueur d’espoir à un Laurence assez déchu, elle est sous-exploitée et un peu tirée par les cheveux…
Xavier Dolan // Portrait de Shayne Laverdière
Qu’on se le tienne pour dit: soit que vous souscrivez aux propositions de Dolan, ou alors vous n’embarquez peut-être pas du tout. Un film de 2h40 qui évoque les déchirements et multiples revirements d’un couple aux prises avec une profonde transformation identitaire, on s’entend que ça n’attire pas forcément le même public qu’Omertà ou Camping Sauvage. Mais Dolan assume pleinement ses préoccupations formelles et narratives. Le film nous confirme qu’il n’y a personne au pays pour raconter des histoires comme lui, «à la Dolan», ce qui est en soit tout un triomphe. On souhaite très longue vie à ce film brillant et bouleversant. Ou comme le dirait le personnage de Fred à sa sœur, avec un trop-plein d’enthousiasme: sky’s the limit!
Laurence Anyways
Présenté aujourd’hui en première au Festival de Cannes
En salles au Québec dès aujourd’hui | laurenceanyways.com
Consultez notre entrevue (en anglais) avec Xavier Dolan, tirée du dernier magazine