Chronique de fin de soirée: Turandot ou les règles universelles de l’amour en trois (ou quatre) actes.
Sylvain RaymondPlus les choses changent, plus elles restent les mêmes. Malgré la multiplication des plateformes de rencontre, les nouvelles mœurs et l’absence de quelconque dictature morale pour forcer deux individus à vivre ensemble, on en arrive toujours au même.
L’amour est une recette, cela a toujours été le cas.
Du moins, elle l’était lorsque Puccini composa son chef-d’œuvre Turandot en 1926.
Mardi dernier, la Salle Wilfrid-Pelletier affiche complet. Pendant que l’Opéra de Montréal fait tout son possible, grâce à une magnifique mise en scène contemporaine, pour rendre hommage à un des plus grands classiques, je ne peux chasser mon impression de déjà-vu.
J’ai déjà vécu Turandot.
Nous l’avons tous déjà vécu.
Acte 1 – La rencontre
Turandot est une princesse cruelle (ne le sont-elles pas toutes?) d’une beauté majestueuse. Les prétendants qui tentent de la séduire risquent la mort. Lors d’une exécution publique, Calaf tombe sous son charme et décide de tenter sa chance malgré les avertissements de son vieux père déchu et aveugle ainsi que de sa jeune esclave Liù, secrètement amoureuse de lui.
Aujourd’hui, que ce soit en voyant une photo sur Tinder ou un visage resplendissant tout droit sorti de nulle part dans un bar du Vieux-Montréal, on succombe nécessairement à la tentation de faire un move. Plus la princesse est belle, plus le jeu semble en valoir la chandelle. Certes, ce n’est rien pour écrire à son (vieux) père et plus souvent qu’autrement, on blesse une autre personne qui nous admire secrètement, en silence, dans l’ombre.
Dans les deux cas, ici présents, la princesse est sublime et captive les cœurs.
Que la séduction commence.
Acte 2 – La séduction
Dans la version de Puccini, la séduction se développe en deux tableaux.
Et il a raison.
Tout d’abord, on en parle à notre entourage. On raconte qu’on a rencontré quelqu’un, quelqu’un de spécial, d’intéressant. On souhaite approfondir la rencontre initiale et dans un réflexe instinctif, on cherche à recevoir l’approbation de ses amis.
Tout comme les trois ministres de la princesse Turandot, les amis proches se réjouissent plus souvent qu’autrement du possible début de la relation. Même s’ils savent pertinemment qu’ils devront en entendre parler plus qu’ils ne le souhaitent, il y a une certaine pérennité qui accompagne l’idée qu’un ami trouve finalement l’être cher.
Or, tout n’est pas joué, car le jeu de la séduction ne fait que commencer. Plusieurs vont tomber au combat, maintes erreurs seront commises et la vaste majorité des relations seront mises à mort. C’est comme ça, on recommence avec quelqu’un d’autre.
Par contre, si comme Calaf, qui répond adéquatement aux trois énigmes posées par la princesse Turandot, la séduction réussie, cela ne veut pas dire qu’on soit au bout de ses peines. Parce que Turandot craint sa vulnérabilité. L’espèce humaine est ainsi faite : le bonheur fait peur, pour de multiples raisons.
On est effrayé par la routine, l’emprisonnement, la restriction, la déception.
Calaf lance donc un défi à Turandot : si elle découvre son nom, elle sera libre de décider de son sort. Puccini, des années avant tout le monde, avait bien compris l’importance de savoir jouer la game.
Acte 3 – Jouer la game
Calaf fait donc son indépendant et Turandot s’agite avec son entourage afin de comprendre la vérité au sujet du prétendant. Ils en profitent pour fouiller dans les ex, les anciennes flammes, on stalk les profils Facebook. Tout ça, pour découvrir si on tient vraiment à l’autre.
La séduction a pourtant fonctionné, mais on cherche à découvrir l’amour. L’ironie c’est que ce sentiment est complètement reconstruit par une joute en opposition avec tout ce dont l’un et l’autre rêve vraiment : d’être ensemble.
La preuve, Liù se suicide par amour, emportant avec elle le nom de Calaf. Turandot ne relèvera donc jamais le défi de Calaf. Sa vulnérabilité ne fait que s’accentuer, jusqu’à ce que Calaf décide de lui-même révéler son nom. Ému par tant de vulnérabilité, Turandot révèle au peuple que le nom de Calaf est en fait : Amour.
Tout est bien qui finit bien.
La foule se lève, les applaudissements rugissent, on crie au génie.
Acte 4 – La vraie vie
Sauf qu’assis seul dans les marches devant le Musée d’art contemporain, les yeux rivés sur une projection multicolore déployée sur les murs extérieurs du Théâtre Maisonneuve, je perds espoir (en l’espèce humaine).
Près de cent ans d’évolution pour en arriver au même point, au simulacre de l’amour, cette recette pourtant universelle qu’on simule pour le bien-être scientifique de nos corps.
Complètement conscient de ma soumission à un sentiment socialement (re)construit, comment puis-je assumer que je continuerai de me battre pour ultimement souffrir afin de vivre quelque chose de profondément prévisible et calculé?
J’ai le goût de tout abandonner, de renoncer aux émotions faciles.
Mais soudainement, la brise de la nuit souffle, et je frissonne.
Car au loin, une ombre s’avance vers moi : c’est ma Belle Italienne que je revois pour la première fois depuis notre rupture.
À défaut de Puccini, c’est Every Little Thing de Robyn & Röyksopp qui résonne en moi.
Et j’oublie l’Acte 4, complètement.
Qui de toute manière, n'existera jamais.
Ma vie est un opéra (en trois actes).
Baby why you fought it,
When you know I'm waiting
When you know I'm waiting here