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Critique d’«Un tramway nommé désir»: une pièce parfois mal calibrée qui mérite tout de même d’être vue!
Crédit: Céline Bonnier et Éric Robidoux (Crédit: Caroline Laberge)

En montant la pièce de Tennessee Williams, Un tramway nommé désir, le metteur en scène Serge Denoncourt annonçait une mise en scène décomplexée, un amalgame de sexualité et de violence non censurées, un caractère homoérotique assumé, un parti pris pour le non-réalisme et plusieurs interprétations étonnantes des personnages. Bien que certains éléments soient encore plus intéressants que prévu, la production de l’Espace GO ne remplit pas toutes les promesses.

La pièce s’ouvre avec une projection audio des discussions entre les acteurs, le metteur en scène et l’équipe de création, durant leur travail en atelier. Un procédé qui donne l’impression que la production veut enligner les réflexions des spectateurs et donner certaines clés sur les enjeux de la pièce et la nature profonde des personnages, plutôt que de laisser le public goûter à l’œuvre comme il l’entend.

À la seconde où les lumières s’ouvrent, débute une exploration en règle du désir. Dans l’appartement délabré où Blanche DuBois (Céline Bonnier) retrouve sa sœur Stella (Magalie Lépine-Blondeau) et son mari Stanley Kowalski (Éric Robidoux), les murs sont faits de strates de bois, laissant passer la lumière et filtrer les regards, voyeurs, des voisins et des spectateurs. La chaleur de la Nouvelle-Orléans charge l’atmosphère de phéromones. Les peaux sont moites. Les regards se chargent de tensions. La musique est langoureuse. Les sœurs sont vêtues de vêtements légers et partiellement révélateurs, alors que Stan change de T-shirt cinq fois durant la pièce et déambule torse nu à de multiples occasions. Tout est mis en œuvre afin d’attiser la soif des spectateurs pour un bout de peau, une scène de sexe, un éclat d’intensité ou un élan de vérité.

Pourtant, la pièce ne va pas aussi loin qu’elle le prétend. Alors que Denoncourt clame que Blanche DuBois est une nymphomane (elle aurait couché avec tous les hommes de sa ville natale et désire, prudemment, Mitch, Stan et le camelot), on a l’impression que le personnage de Stella est bien plus gorgé de désirs. Évidemment, on peut croire que Stella vit plus librement ses pulsions, alors que Blanche essaie de les contenir, mais on a surtout l’impression que cette dernière tente de calmer sa fragilité et ses angoisses, bien plus que ses envies de sexe.
Céline Bonnier (Crédit: Caroline Laberge)
Le metteur en scène prend le pari de tout montrer: le corps de Blanche qui se masturbe dans la baignoire, la scène de violence entre Stella et Stan, le make-up sex sous un jet de douche (brillante idée), alors que leur ami Mitch (Jean-Moïse Martin) se masturbe en les regardant, le corps nu de Stan qui traverse la scène et se cambre dans le cadre de porte. Bien que tout cela soit à l’opposé des productions généralement pudiques de la pièce, on ne peut pas dire que ces choix choquent les spectateurs ou qu’ils ajoutent à leur compréhension. Même la violence sexuelle, physique et mentale qui est illustrée – justifiant le classement de la pièce «16 ans et plus» selon Denoncourt – ne choque pas outre mesure un public habitué de voir 1000 fois pire au cinéma et à la télévision.

La production de l’Espace GO prend une tangente à mi-chemin entre le réalisme et l’onirisme, en nous laissant assis entre deux chaises. En ajoutant au texte original – poétique, lyrique, mais décriant des enjeux ô combien réalistes – des interventions de Tennessee Williams (Dany Boudreault), sorte de Rufus Wainwright androgyne et caricatural, les créateurs créent des moments de poésie pure, mais brisent l’émotion brute à plusieurs reprises. On comprend que le personnage de Blanche est l’alter ego de Williams, qui s’exclame parfois à l’unisson, chuchote ses paroles, boit autant qu’elle et caresse Stanley, l’objet de ses désirs, mais on garde l’impression qu’il est de trop.

Lorsque Stanley s’en prend sexuellement à Blanche, alors que sa femme vient d’accoucher, une autre couche de flou s’empare de la production. Même si on peut affirmer que la scène pousse les spectateurs à se questionner sur la notion de consentement (est-ce un viol?), on sent une hésitation entre le suspense et le «simple» aguichage. Habillé d’un caleçon, Stan dévoile tranquillement son pubis et prend tout son temps, comme pour introduire l’idée qu’il séduit Blanche ou qu’elle pourrait s’enfuir si elle le voulait, et qu’elle a peut-être écarté les jambes volontairement, puisqu’ils avaient «rendez-vous» depuis le début. Mais comment mettre de l’avant ce questionnement et cette ambivalence, alors que Blanche a déjà basculé du côté de la folie, annulant ainsi toute forme de consentement lucide?

À ce sujet, Céline Bonnier livre une interprétation dans une classe à part. Arrivant sur scène avec son bon parlé d’institutrice bourgeoise, sa coquetterie, ses mensonges enjolivés et sa rigidité, pour contenir des envies qui l’ont jadis perdue (elle s’est enfuie de sa ville d’origine après avoir fait un détournement de mineur), elle se déconstruit peu à peu. À travers ses yeux, ses sourires, ses gestes, sa voix et toute son énergie, elle libère ses angoisses, boit sa fin du monde, perd en contenance et tombe tranquillement vers la folie, avec un lot infini de nuances. On pourrait passer les trois heures que dure le spectacle à la regarder et on n’en finirait pas d’apprendre sur le métier d’actrice.

Pour son interprétation et pour la scénographie magnifique, la version décomplexée, et parfois mal calibrée, d’Un tramway nommé désir, mérite assurément d’être vue.

La pièce sera jouée à l’Espace GO jusqu’au 14 février 2015

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