Les plaintes de bruits anonymes ont eu raison d’une autre institution montréalaise cette semaine. Après plus de 25 ans de service, le mythique bar l’Inspecteur Épingle ne diffusera plus de spectacles rock, ni de prestations de DJs. Une situation fort «déprimante» pour le programmateur de ce bar emblématique de la rue Saint-Hubert.
Mardi matin dernier, trois jours après la grosse soirée en hommage à J Dilla (qui avait attiré près de 800 personnes selon l’évènement Facebook), l’Inspecteur Épingle annonçait via sa page personnelle que «l’apport rock» et les «soirées de djs/producteurs» allaient être enlevés de sa programmation «pour une période indéterminée». La cause évoquée : «les règles entourant les ''nuisances sonores''» qui ont «beaucoup évolué».
Pourtant, le bar a bel et bien un permis qui «autorise» les spectacles. C’est également le cas de plusieurs autres bars/spectacles du Plateau qui supportent, comme ils le peuvent, la relève musicale émergente, comme Le Divan orange et Les Bobards, également aux prises avec des plaintes de bruit récurrentes qui menacent leur fermeture.
Joint par courriel, le programmateur de l’Inspecteur, Alexis Ricard, explique plus en détails la nature de cette dite «autorisation» : «Il nous est légalement permis de produire des spectacles, mais d'une ampleur réduite, et les critères sont actuellement franchement désuets puisque la loi est plutôt vieille. Le plein permis de salle de spectacle dans l'état de la loi ne peut être délivré à aucun de ces établissements (NDLR : tous les bars/spectacles du Plateau) puisqu'ils partagent des murs mitoyens avec des résidences.»
Considérant la proximité que tous ces établissements ont avec leurs voisins, les plaintes de bruit peuvent survenir à tout moment, ce qui, pourtant, n’arrivait pas de façon aussi fréquente auparavant. Pourtant, en 2010, l’administration municipale de Luc Ferrandez a introduit «une distinction au règlement municipal sur le bruit entre un individu et une personne morale». Depuis, le prix des constats augmente : «le premier est de 1000$ + les frais (1200$), le second est de 3000$ et le troisième est de 12 000$, pour une personne morale.»
Des prix exorbitants, donc. «Du confort de l'anonymat, un individu "x" peut faire fermer une entreprise bien établie dans le milieu culturel depuis plus de 25 ans», met en relief le programmateur.
De l’extorsion de la part du voisinage ?
C’est d’ailleurs ce qui arrive (ou presque) au bar situé coin Saint-Hubert et Duluth. Un nouveau voisin a voulu s’entendre avec le bar d’une façon assez douteuse, avant de tout simplement multiplier les plaintes. «Le locataire principal est venu nous rendre visite et m'a demandé de transmettre une "offre de dédommagement" à mon employeur. Celui-ci proposait que l'on paie une part de son loyer en échange de laisser libre cours à nos spectacles sans appeler les policiers. Le jour suivant, mon employeur et moi, nous nous sommes entendus sur le fait que ce genre d'arrangement nous laissait plutôt mal à l’aise, car il donnait l'apparence de "flirter" avec le concept d'extorsion….»
«J'ai donc rappelé le principal intéressé et, lorsque je lui ai affirmé qu'il n'était pas question de payer quoi que ce soit, il a rapidement affirmé que l'argent l'intéressait peu et qu'il voulait surtout nous faire descendre le volume, et plus particulièrement les basses. Ceci révèle qu'il cherchait avant tout à établir un rapport de force», révèle Alexis Ricard.
Et c’est loin d’être fini : «La part plus ambigüe de la négociation vient du fait que notre voisin affirme que nous avons augmenté le volume récemment. Or, ni la programmation, ni le système de son n'ont changé», assure-t-il. «Nous tenons des spectacles live, dont des spectacles rock, depuis 25 ans. De plus, les premières soirées de djs/producteurs/beatmakers datent d'il y a neuf ans environ… Un autre chambreur nous a affirmé qu'en vérité, il y a une nouvelle locataire dans cet appartement et qu'elle serait à l'origine des plaintes puisque son horaire a changé. Ses quarts de travail sont désormais matinaux tous les weekends, et elle veut plus de silence le soir venu.»
Développement commercial plus difficile
Ainsi, les caprices d’une locataire aux quarts de travail seraient à l’origine des mésaventures du bar, qui continuera tout de même à produire les soirées Canicule tropicale puisque celles-ci mettent de l’avant des «sélecteurs» qui mixent avec des vinyles – et, donc, avec moins de basse. «Je ne cacherai pas que les soirées de djs/producteurs représentaient notre locomotive commerciale et que, dans un tel contexte, où nous ne pouvons plus essayer de nouveaux groupes rock, ça devient de plus en plus dur de faire du développement artistique et commercial», déplore le programmateur.
En résultera donc une refonte du personnel du bar, qui devra possiblement couper des emplois. Le DJ Toast Dawg, qui pendant 10 ans a tenu des soirées là-bas, ne pourra plus y tenir ses évènements. «Contrairement à la plupart des bars/tavernes du plateau, il y a une scène et un kit de son capable de soutenir le genre de musique que l'on joue», souligne le producteur. «Je crois qu'en plus de dix ans, je n'ai vu qu'une seule fois des policiers se présenter pour une plainte de bruit.»
Par-dessus tout, le programmateur de l’Inspecteur Épingle regrette «l’hypocrisie générale de l’administration Ferrandez». «Ils ont donné le pouvoir de vie et de mort sur une entreprise culturelle au citoyen, et ce, par un processus aussi opaque qu'une plainte anonyme. C'est une évidence que le prix des constats d'infraction ne représente plus une juste punition à la hauteur de l'offense. La rhétorique de l'administration Ferrandez est arrogante, en ce sens qu'elle est insensible à la gravité du problème. Sa réponse relève de la langue de bois politicienne.»
Le problème guette ainsi tous les établissements de la sorte du Plateau.
Qui sera la prochaine victime des caprices du voisinage ? Le Quai des brumes ? Le Verre bouteille ? L’Esco ?