J'ai ce problème que je refuse de qualifier de problème. J'accumule. Compulsivement, j'veux dire. Absolument tout. Il me suffit de faire un achat pour que déjà une espèce de ligne du temps se manifeste vis-à-vis l'item sélectionné dans une réalité augmentée seulement perceptible à l'intérieur de ma tête. Elle me permet instantanément de rendre visite au moi du passé, à celui du futur. Me voilà donc en 2035, angoissé à l'idée de ne plus me rappeler, d'avoir oublié, de ne plus pouvoir tâter le temps avec mes mains. Cet objet que je peux toucher appartient davantage au passé qu'au présent, il est emblématique d'une année, d'une époque, de la journée de son achat. Le X sur un calendrier. M'en départir? T'ES MALADE MON ESTI.
C'est pour ça que j'évite de me procurer tout plein de trucs maintenant, autrement, il me faudrait tout conserver.
Mais hey, pour le moment, j'entretiens bien le mensonge: je me crois à tort «guéri» de cette pathologie qui n'en est une qu'aux yeux des autres. C'est que pour accommoder ma copine avec qui je partage le même appartement, je m'efforce d'aller porter au fur et à mesure l'inutile sur le bord de la rue le mardi soir. J'évite de me laisser traîner, aussi. Pas du tout une mauvaise chose.
Facile, par contre, quand on apprend que le plus gros de l'accumulation; les figurines de lutteurs, les magazines, les vieilles consoles de jeux vidéo, les bulletins du primaire/secondaire et projets du post-secondaire, se réfugient pour l'instant chez mes parents. Un hoarding en stand-by.
Mais en tout cas, je dealerai avec ça plus tard. Pas maintenant.
Pour là, ce qui contribue à ma «guérison», ce sont les bouquins. J'ai réalisé qu'ils pouvaient s'accumuler partout, dans toutes les pièces de l'appartement, sans que ma copine, ni même la visite, ne s'en indignent. Pas un seul regard sceptique visant à me faire comprendre que «j'ai du ménage à faire», aucun soupir, rien. Ils font partie de la déco et il serait impertinent de les qualifier d'inutiles.
Avec les bouquins, je vis mon hoarding autrement. Sainement. La lecture m'attend ici, là et même là. Les pages couverture, qu'elles viennent d'une époque autre ou appartiennent à celle en cours, m'implorent de donner une (première ou autre) chance à ce qu'elles contiennent. Les mots m'appellent, leurs auteurs s'éparpillent dans tout le logement et me font de l'oeil à pas mal toutes les heures de la journée.
À plat ventre sur le frette plancher de la cuisine, sur le tapis à pois IKEA, salle de bain, chambre à coucher, balcon. Le rendez-vous est inopiné et sa carte d'invitation traîne là où généralement on n'aime pas voir traîner les choses: n'importe où. L'appartement se donne des airs de bibliothèque municipale dont le passage d'une tornade aurait eu pour conséquence de libérer les «occupants de papier» qu'elle tenait pour prisonniers.
Mon lit, il est là où les bouquins sont et les bouquins sont partout.
Les livres dénichés en friperie sont parfois détenteurs de souvenirs oubliés ayant appartenu à des inconnus fin prêts à déléguer la responsabilité de leurs propres hoardings à quelqu'un d'autre. On y dégote des dédicaces, des dates d'emprunt ou des signets immortalisés depuis des lunes sur un fragile bout de papier, de carton, qu'on aurait pourtant pu si facilement déchirer, abîmer, brûler, imbiber, si on n'avait pas fait attention. Alors que l'on programme l'obsolescence et que tout finit sans faute par prendre le chemin du dépotoir, le temps a fait le choix d'épargner les bouquins.
Ou encore, un essai publié en 1998, par exemple, appuiera ses dires et données à l'aide de billets mis en ligne la même année sur le site web d'un réputé journal. Ainsi, ce livre, juste là, qui traîne sur le sol de ma cuisine, m'amènera, mine de rien, à ouvrir en temps réel mon navigateur Chrome pour m'adonner à la lecture de vieux papiers publiés il y a de ça 17 ans déjà et sur lesquels je n'aurais jamais pu tomber autrement. Idem pour les chansons mentionnées dans un roman qui marquent l'époque à laquelle tente de nous transporter son auteur: un détour sur Youtube et la trame sonore accompagne instantanément la lecture.
Alors que la plupart de nos distractions nécessitent un branchement, une recharge de batterie: cette angoisse de temps qui presse n'est plus (et n'a jamais été) avec le livre. Je me surprends régulièrement à jeter un oeil dans le coin supérieur droit de ma page, histoire de vérifier la durée de vie restante de la pile, puis, je me soulage de (re)constater que cette notion est inexistante dans l'univers du papier. Et le temps peut donc poursuivre sa session de mise au ralenti momentanée.
Accumuler des bouquins n'est pas un hoarding. C'est l'histoire, le temps, qui s'imposent et refusent de s'effacer dans toutes les pièces du logement. Il m'en faut plus.
Cette chronique est dédiée à mon ami Mathieu St-Onge qui vient de conclure une intéressante, longue et interactive initiative dont le thème est l'accumulation compulsive. Check donc ça.