Le Détesteur: depuis qu’on m’aborde régulièrement, je pense comprendre un peu mieux le catcalling
Murphy CooperOn a vu circuler dans la dernière année quelques ludiques (ou un peu plus sérieuses) capsules visant à documenter de manière peu scientifique la réaction qu'ont les hommes quand on retourne contre eux le catcalling ou encore le harcèlement de rue, dernièrement dénoncés vivement par plusieurs voix féminines.
Évidemment, le résultat est prévisible: en majeure partie, comme il s'agit d'un comportement plutôt inhabituel chez les femmes, les hommes ne se montrent pas vraiment irrités qu'on les aborde ou leur susurre des saletés à l'oreille. Au contraire, certains même s'en réjouissent quand ça leur arrive. Le message envoyé par l'issue d'une telle expérience n'est alors peut-être pas celui espéré. Il permet aux gars de prétendre qu'il y a exagération et alarmisme du côté des filles maintenant qu'on les a observés s'immiscer momentanément (c'est-à-dire, 2 ridicules secondes) dans la peau de ces dernières et donc que de se faire catcaller n'est vraiment pas aussi envahissant qu'elles ne l'avancent.
Le gros problème avec cet exercice est toujours qu'on écarte le moins négligeable des détails: l'abondance. Se faire catcaller deux fois dans une vie, c'est flatteur. À tous les jours ou presque? Désagréable, je présume. Un autre important détail dont ne tiennent jamais compte ces reportages est le suivant: seulement les plus courageux approcheront les femmes, mais que fait-on de ceux qui hésitent, de ceux qui regardent? Parce qu'avant d'aborder, il faut qu'on regarde d'abord, et pour chaque femme qu'on aborde 3 ou 4 fois par jour en saison estivale, il y a un potentiel plus élevé de regardeurs, insistants ou non, qui n'approcheront jamais. Qu'elle en soit consciente ou pas, la femme est souvent reluquée et les quelques dudes qui l'auront arrêtée dans une même journée se font malgré eux les porte-étendards de tous les autres qui n'ont pas trouvé l'audace de le faire.
Avant l'année en cours, je n'avais jamais véritablement poussé l'introspection aussi loin, et comme l'indique le titre de ce billet, «depuis qu'on m'aborde régulièrement», j'ai été forcé de le faire. C'est que oui depuis la dernière année, il m'arrive ce que je me plais à qualifier ironiquement de #CONNULIFE, et bon, voilà que je me suis retrouvé avec des milliers d'adeptes, jeunes et moins jeunes, et viennent avec ça évidemment les selfies, autographes et «J'aime vraiment c'que tu fais, lâche pas!». Quotidiennement et dans tous mes déplacements: métro, épicerie, pharmacie, café ou sur la rue.
Rien pour soulager une angoisse déjà suffisamment handicapante, autrement dit.
Mine de rien, il faut apprendre à dealer avec et assumer qu'en sortant de l'appartement, j'aurai à saluer des inconnus ou encore faire semblant que je n'ai pas remarqué qu'ils sont à parler de moi comme si je n'étais pas à quelques pouces d'eux. Je le décèle désormais facilement quand on me regarde et/ou quand on s'apprête à venir me serrer la main. L'introverti de sexe masculin que je suis n'avait jamais expérimenté un tel truc auparavant et l'immense bulle personnelle qui héberge mon enveloppe corporelle m'envoie plus qu'à son tour des gros yeux de bulle en tabarnack qu'on ait eu l'hardiesse de l'empiéter.
Un sentiment d'être constamment observé; l'angoisse de savoir qu'on viendra m'aborder mais par qui, quand et comment? Est-ce que celui ou celle qui pose les yeux sur moi depuis plusieurs minutes le sait que je suis au courant? Est-ce qu'il ou elle le sait que je l'entends parler de moi? Remarque-t-il ou elle que je cherche à faire comme si de rien n'était? Comme c'est souvent le cas, me regarde-t-on réellement, là, maintenant, ou bien c'est l'habitude qui fait que je fabule?
Angoissant, j'te dis.
Quoi qu'il en soit, ça porte à réfléchir. Je réalise avec tout ça que ces femmes que je crois observer sans me faire repérer m'ont fort possiblement déjà repéré et doivent même se demander qu'est-ce que j'ai à les fixer comme ça alors que j'étais pourtant convaincu de mon invisibilité de ninja. Mais comme l'inverse est souvent improbable chez les hommes, qu'on les reluque beaucoup moins souvent qu'on reluque les femmes, qu'on les aborde encore moins souvent qu'on aborde les femmes, il est plus difficile pour nous d'en prendre conscience.
Dorénavant, quand je me promène avec ma copine et qu'on doit passer devant un groupe d'hommes bruyants ou un peu pompettes, on appréhende toujours ce fameux silence soudain et awkward qui survient aussitôt qu'on nous aperçoit. On comprend tout de suite que si les dudes cessent brusquement de parler, c'est pour mieux pouvoir nous analyser et passer quelques commentaires en sourdine qu'on devra une fois de plus faire semblant de ne pas avoir entendus. Puis, on écoute et on se questionne à savoir qui de nous deux est ce coup-là l'heureux élu. Des adeptes de ma démarche ou des gros porcs gluants qui se masturbent dans leurs têtes à la vue d'une femme qui arbore une robe d'été?
Peu importe, nous vivons l'angoisse ensemble, maintenant. Nous jugeons les gens ensemble. Et je présume, mais je n'en sais rien puisque je suis un homme, que j'arrive à mieux comprendre (un tout p'tit peu) ce que vivent les femmes. Sauf que moi, ce n'est pas mon cul qui est convoité.
Vous êtes fortes. Sincèrement. Parce que moi, je n'en peux déjà plus.