Dans le cadre de l’exposition Troïka, présentée à la galerie Yves Laroche du 10 septembre au 3 octobre 2015, je me suis entretenu avec l’artiste Jean Labourdette (Turf One), afin qu’il me guide dans son univers artistique, où le carnaval de l’absurde rencontre Delicatessen.
Installé à Montréal depuis 2001, Labourdette fait partie de ces créateurs qui travaillent d’arrache-pied afin de vivre de leur art, dans une ville où les opportunités sont rares et les acheteurs, quasi invisibles. C’est dans les rues de Paris, où il était connu sous le nom de Turf One par ses copains de graff, que le périple a commencé.
«Quand j’ai atteint l’âge de 12 ans, je faisais beaucoup de skate à Paris», se souvient-il. «Tu fais du skate, tu traînes dans la rue, puis quand tu traînes dans la rue, tu vois que ce qui se passe dans la rue. C’était la fin des années 80, le gros boom du graffiti à Paris. J’ai rencontré du monde là-dedans puis j’ai commencé à en faire. Ce qui était au départ des conneries d’adolescent est rapidement devenu une passion et une motivation à pousser mon travail plus loin.»
Les concepts de dépassement de soi et de maturation reviennent souvent dans le discours de Turf: «La maturité de mon travail accompagne ma maturité à moi. On change d’âge, on évolue, on peint une réflexion d’où on en est dans notre vie.»
Jean Labourdette, Time (2015)
À en croire ses toiles, Labourdette mène sa vie dans un monde où la vie et la mort se côtoient; un monde de nains pris sur le vif, d’icônes russes détournées et d’animaux tatoués. Ses œuvres présentent un souci du détail maladif, ses portraits se confondant presque avec des photos à travers l’hyper réalisme des visages.
Il m’avoue se sentir plus taxidermiste que peintre: «Ce que je dis parfois, c’est que je me vois presque plus comme un taxidermiste de nains que comme un peintre. C’est vrai que j’ai cette obsession de créer une illusion de vie, que tu puisses toucher quasiment les choses. Beaucoup de ce que je peins, que ce soit les pigeons ou les personnages, c’est à l’échelle 1:1. Je joue avec les proportions, mais j’ai vraiment cette fascination d’essayer de créer des dioramas que tu pourrais trouver dans des musées d’histoire naturelle, avec des animaux empaillés en train d’agir dans leur environnement.» C’est ainsi que l’on peut passer plusieurs minutes devant une de ses toiles, afin d’en découvrir toutes les subtilités.
Avec ses personnages grotesques, rappelant les protohumains hybrides que l’on croise en rêve, il n’est pas surprenant qu’il puise son inspiration au niveau de l’inconscient: «Je peins en laissant mon inconscient s’exprimer librement. Si je ne cherche pas à rationaliser, quelle image vais-je avoir vraiment envie de créer? Il y a un moment où l’inspiration va se présenter, où j’aurai une idée pour une œuvre, puis là tout ce que j’ai à faire, c’est de capturer cette inspiration et de faire un croquis dans mon carnet. Écrire trois lignes, faire un croquis en cinq minutes, peu importe, c’est fait, c’est là. Ça, c’est vraiment l’inspiration que je n’ai pas cherchée, qui est venue quand elle le voulait. Après, ce qui se passe dans l’atelier, c’est donner une forme à cette idée. Mais l’idée représente 90% du truc, au niveau de l’inspiration et du contenu, après c’est la forme. La forme, ça peut prendre un mois pour faire la peinture. Ça, c’est la partie technique, qui bien sûr est nécessaire, mais qui n’est pas l’âme de la peinture.»
Il est rare qu’un artiste puisse exprimer de manière aussi succincte ce qui se passe dans sa tête quand vient le temps de poser le pinceau sur la toile. Toutefois, en parlant avec Turf, on réalise bien vite qu’il est un être cérébral, pour qui la réflexion est tout aussi vitale que la création, un fait qui peut paraître paradoxal, lorsqu’opposé à la source inconsciente de son inspiration, mais bon, ne faites pas comme lui, n’y pensez pas trop.
Jean Labourdette, High Highness (2015) et Tête de bite (Hommage à Hara-Kiri d'après Bouguereau) (2015)
Un autre aspect fascinant de son travail se trouve dans l’irrévérence respectueuse qu’il porte aux œuvres du passé. Ça peut sembler dichotomique, mais Labourdette l’exprime d’une manière qui a beaucoup de sens: «Mon travail est, d’un côté, très iconoclaste et irrévérencieux, il y a vraiment un second degré et de l’humour, une ironie. En même temps, il y a aussi une partie qui est, pour moi, un travail sacré. Dans le sens qu’on y trouve de vrais questionnements sur la vie, la mort, des problématiques personnelles. J’exprime mes propres questionnements fondamentaux, en tant que personne, comme on les a plus ou moins tous, à différents moments de notre vie.»
«Donc, ce sont des choses sérieuses, mais je les traite avec autodérision. Je ne me moque pas de l’art sacré; pour moi c’est de l’art sacré. Je me moque de moi-même à travers d’un art qui a une portée très personnelle.»
Art sacré, inconscient, taxidermie, bien des mots pour tenter d’exprimer la virtuosité qui imprègne les toiles de Jean Labourdette. Par contre, ici, le cliché qui dit qu’une image vaut mille mots ne saurait mieux s’appliquer. Afin de vraiment comprendre la portée de son travail (et de celui de Shawn Barber et de Mike Davis qui complètent la troïka exposant chez Yves Laroche), il vous incombe d’amener vos fesses à la galerie et d’ouvrir grand les yeux, comme au carnaval!
Troïka
Du 10 septembre au 3 octobre 2015 à la galerie Yves Laroche