Alanis Morissette. Un nom qui me fait tout drôle, maintenant. Son troisième ouvrage studio, Jagged Little Pill, lancé en 1995, me prescrit à chaque nouvelle écoute une violente immersion en plein coeur de mon childhood (j'avais 11 ans), me plonge dans une mélancolie à la fois déconcertante et rassurante, la seule pouvant me faire pleurer tandis que je n'y arrive plus depuis des mois déjà.
Jusqu'à aujourd'hui, je m'expliquais mal pourquoi Alanis arrivait à m'amener dans cet état profond de tristesse, d'impuissance et de nostalgie alors que je ne lui avais pourtant jamais accordé une très grande place dans mon folklore personnel.
La nostalgie, tu me diras. Oui, il y a un peu de ça. Mais Alanis, c'est beaucoup plus que de la nostalgie. En acceptant de céder sa place au début des années 00s, de disparaître (pas complètement, mais quand même), elle s'est octroyée malgré elle le titre du tout dernier emblème d'un monde dépourvu de nouvelles technologies, un monde qui se veut totalement inconnu auprès des plus jeunes.
Ce monde sur le point de connaître la révolution numérique, c'est Alanis qui signe sa trame sonore qui joue en arrière-plan de nos vies anciennes.
J'aurai 31 ans au début du mois de novembre. Quand mes parents ont fait entrer au domicile familial un ordinateur équipé d'un modem 56k en 1997, j'avais 12 ans. C'est donc dire que j'ai vécu les 19 dernières années de ma vie dans un monde hyperbranché et les 12 premières: déconnecté.
Tu peux évoquer la nostalgie all you want, mais plus les décennies me séparent de l'année 1997, plus j'ai à subir les suffocants regrets du deuil raté de cet autre monde dans lequel j'ai pourtant si peu évolué mais qui me manque considérablement.
J'ai l'impression d'avoir tellement de choses à régler avec lui encore. Quand j'accède à ses souvenirs tout est si flou, en slow-motion et le bruit ambiant semble avoir été enregistré depuis le fond de l'océan. C'était comment, déjà, quand l'attention n'était pas sollicitée par 46 choses à la fois? Le vide, le vrai, pas celui provisoire alors que deux ou trois communautés de plusieurs milliers de personnes grouillent dans ta poche de jeans en espérant ton retour imminent? Je jouais sur le Nintendo, sur le Vidéoway des parents, ça oui, je le sais. Mais comment c'était entre chaque partie, donc? Néant. Suffocation.
J'aurais aimé pouvoir choisir, osciller entre les deux mondes. Comparer. Une bonne partie de moi est condamnée à errer forever quelque part entre le 3 et le 9 juillet 1997. Plus personne ne retournera la chercher. Coincée là-bas à tout jamais.
Les choses ont évolué beaucoup trop rapidement. On n'a jamais pris le temps de faire les adieux comme on ne s'est jamais donné la peine de s'émerveiller des petites révolutions que le futur s'adonne à échapper régulièrement sur notre chemin. On s'en émerveillera de moins en moins, d'ailleurs. Tout est si banal.
Ed Sheeran est l'artiste le plus écouté de tout Spotify tandis que mon père ne sait même pas ce qu'est Spotify et j'estime qu'il n'en saura rien encore d'ici 2019. Je peux-tu respirer un peu? C'était pas hier, me semble, que les richissimes artistes se plaignaient de l'existence de Napster?
J'aurais seulement souhaité, avant d'aller plus loin, qu'on prenne un moment pour se dire: «Guys, on est rendu là. Le monde tel que nous le connaissions avant Internet est mort et enterré, gone forever. On ne reviendra plus à l'arrière.» Vivre le deuil, paisiblement, de l'autre monde. Accepter. Aller de l'avant.
J'attends de pouvoir dire bye depuis 19 ans. Je me console en me repassant la trame sonore de la toute dernière de ce monde qui logeait aux frontières du numérique, celle qui s'est sacrifiée pour que subsiste après elle un accès pur et nostalgique à une époque bien révolue: Alanis.
Bye, l'autre monde que j'ai presque connu longtemps. Tu n'es plus qu'un vague souvenir dans la tête de l'enfant que j'ai été.