Si les oiseaux, une pièce coup de poing sur le thème tragique du viol et de ses conséquences
Géraldine Zaccardelli« Si nous étions des oiseaux, on pourrait voler loin de cette douleur qui broie nos entrailles, loin de la honte, du sang et de la terreur, loin de ce qu'il restera de nous quand il en aura terminé. »
Cette citation qui fait office de couverture sur le programme donne le ton de ce qui attend le spectateur dans la pièce d'Erin Shields, Si les oiseaux. 5 femmes, habillées de haillons, têtes cagoulées, font face au public qui s'installe dans la salle. De ce tableau humain se dégage une ambiance sombre et funèbre. Au-dessus de ces ombres immobiles et voûtées, des noms de pays comme marqués au fer rouge sur le cuivre des poutres formant le décor : Rwanda, Bosnie, Bangladesh, Nankin, Berlin. Tant de lieux synonymes de massacres. Tant de conflits armés où le viol a été utilisé comme arme de guerre. Tant de victimes terrassées. Tant d'oiseaux ravagés dont on a coupé les ailes.
S'ensuit dans une brillante mise en scène d'introduction signée Geneviève L. Blais, un ballet chorégraphique macabre, déployé et exécuté avec précision. Les 5 femmes se dévoilent, se déploient et se meuvent doucement. Comme des bêtes recluses et voûtées, plumes pendantes au corps et à la tête, elles marchent vers les jets de lumière en entonnant un hymne libérateur : « Parle, parle, parle, parle. » Une danse oscillante entre la vie et la mort qui prend fin face à un autel, sur lequel une femme-oiseau, langue recousue, fil qui pend de la bouche, fait son entrée en pleurant : Procné.
Le destin tragique de Procné comme trame narrative du récit. Soeur cadette de Philomèle, fille de Pandion, roi d'Athènes, elle est vive, audacieuse et curieuse. Quand sa soeur aînée la quitte pour épouser le redoutable guerrier Térée, Procnée perd sa confidente et sa meilleure amie. Les années passent et l'enfant laisse place à la jeune fille. Elle réussit à convaincre son père d'aller rendre visite à sa soeur, sous la protection de Térée. Le Roi cède et elle part. Sitôt son arrivée à destination, elle sera violemment agressée et sequestrée par Thérée, qui la donnera pour morte à sa famille.
Destins liés
Destins brisés et entrelacés entre ces femmes-oiseaux errantes, victimes de crimes de guerre, métamorphosées à jamais par la honte et la souffrance, et la jeune Procnée. C'est ce que propose Shields dans cette oeuvre chorale et criante d'actualité : l'entrelacement de ces témoignages de femmes et Procné. D'hier à aujourd'hui; le viol comme arme destructrice.
« Les dieux m'ont recousu la langue … Maintenant qu'elle est de retour, elle se réfugie dans les profondeurs de ma gorge, recroqvillée et tremblante, elle se souvient de l'emprise des tenailles, et je dois la pousser à parler. »
Le viol de Nankin (1937), Génocide du Rwanda (1992-1995), Guerre d'indépendance au Bangladesh (1971), etc. les femmes racontent tour à tour. Dans une astucieuse alternance des récits et des rôles, chacune prendra la parole dans un discours à l'unisson : dire. Telles des femmes-oiseaux, captives de leur condition, privées de leurs ailes pour voler, elles racontent pour se libérer et pour panser leurs plaies. Pour voler à nouveau.
La vengeance ou la résilence?
Faire la paix avec ses souffrances ou devenir le bourreau de son bourreau et être soi-même captif de ses actions? Engendrer la violence pour dénoncer la violence? Telle est aussi la question soulevée par Shields en mettant en scène le mythe de Philomène et Procnée. Les soeurs se vengeront et deviendront elles-mêmes prisonnières de leurs consciences brisées à jamais, alors que le choeur de femmes chemine plutôt vers la solidarité, la paix et la résilience.
Un théâtre efficace
Un théâtre moderne, efficace, engagé et qui va droit au but. Une palettes d'actrices extrêmement diversifiée, justes pour la plupart, fortes, distinctes, puissantes et fragiles à la fois. Danseuses, conteuses, musiciennes, mères, filles, servantes, épouses, confidentes, amoureuses, elles alternent les rôles et les personnages. Des costumes simples, mais élégants, et qui servent l'excellente mise en scène et la musique omniprésente. Tout les éléments s'harmonisent.
Important de souligner aussi que l'auteure a la maturité, l'équilibre et la sensibilité de ne pas tomber dans le piège du discours de l'homme-loup, féroce et animal. Son texte est témoin. Il raconte. Mais elle laisse au spectacteur le soin de tirer ses propres conclusions. Dénonçons la violence, le viol, mais n'accusons pas tous les hommes d'être des violeurs, méchants loups-garous.
À voir sans faute. Un théâtre qui résonne, qui fait écho.
Si les oiseaux
Théâtre Prospero
13 au 31 octobre 2015.