Le Détesteur: «Coudonc Cooper, tu fais quoi de ta peau à part dormir toute la journée?»
Murphy CooperDepuis que j’ai l’âge de pouvoir le faire, je vis la nuit. Je travaille la nuit. J’écris la nuit. Je lis la nuit. Je rentre chez moi avec le dernier et/ou premier métro, et quand le temps le permet, au beau milieu de la nuit, je fonce vers l’appartement en symbiose avec un vélo Bixi.
Le truc c’est que dernièrement ce mode de vie a eu raison de mon moral. Je dois bien me sentir comme une forever marde depuis les deux dernières années au moins. Sentiment d’être inutile malgré que je ne dispose plus même d’un seul week-end pour me reposer. Mais comment ça se fait donc que j’aie de moi l’image d’une larve dont l’existence peine à justifier sa pertinence?
Je pourrais me conforter dans l’idée qu’un tas de gens travaillent la nuit, à commencer par l’univers des bars. Et puis il y a les taxis, le bus de nuit, les Tim et McDo. Les hôpitaux. Mais le fait qu’il y ait un nightlife sur notre métropole n’est pas un facteur assez puissant pour contrer les beaucoup trop nombreux facteurs altérants qui te font sentir comme une frivole marde de vivre jusqu’au crépuscule matinal.
Force est de constater avec les années que le message qui nous est lancé est le suivant : opère la nuit si t’en as envie, mais ne compte pas sur nous pour améliorer ta qualité de vie. Accoutume-toi, tout est fait en fonction des gens du 9 à 5. Pour monsieur-madame-tout-le-crisse-de-monde. Si tu dors dans le jour, c’est ton freaking prob.
Déjà, Tim Hortons et la STM ne sont pas de très bons alliés. Il n’est pas rare qu’après 22:00 certaines stations de métro croient bon faire cesser de fonctionner les escaliers roulants, au plus grand désarroi des femmes enceintes, des personnes âgées ou quiconque ayant des problèmes de cœur, jambes ou dos. C’est qu’après 22h, il y a moins de monde, qu’on m’a dit. Peut-être, mais ce monde est-il moins du vrai monde seulement parce qu’il ne prend pas d’assaut ta station à coup de travailleurs diurnes et parfumés? Apparemment, oui.
Et chez Tim, même son de cloche. Les employés sont souvent pris au dépourvu quand tu demandes une soupe, un croissant ou du décaf. Plus rien. Parce que c’est moins grave la nuit. Il y a moins de monde, et moins de monde, c’est jamais du vrai monde.
Pendant un moment tu gères bien le truc et te forges une débrouillardise hors du commun comme il te faut d’avance pratiquement tout prévoir en fonction des heures de service des commerces fermés la nuit. Un joli challenge. Mais ce qui te rentre sévère dedans c’est ce tourbillon de quotidien qui ne te laisse droit qu’à un fugace échantillon de la vie en mouvement. Qui d’une minute à l’autre regagnera sa demeure pour enfin tirer un trait sur la journée qui pour toi ne fait que commencer. Le bruit ambiant en une décroissance qui t’est clairement hostile, qui te scande de te trouver un vrai emploi. De jour.
Dans les moments de vulnérabilité, cet aperçu de ce qu’aurait pu avoir l’air ta journée te décâlisse l’estime. Au fur et à mesure que les magasins annoncent leur fermeture, tu comprends que c’est fini jusqu’à demain, qu’il est trop tard pour immerger ne serait-ce qu’un court instant dans l’immense fumée de la civilisation. Too late, cette journée n’aura pas lieu finalement.
T’as trop pris ton temps pour relaxer au sortir du lit vers 2h de l’aprèm et maintenant c’est tant pis pour exister. Ta faute. Next time. Tu culpabilises. T’as tout bousillé, c’est l’échec. Te voilà pris avec le récurrent sentiment de journée incomplète et c’est irrévocable. La vraie journée, c’est avec le vrai monde. Et le vrai monde, je l’ai dit plus haut, c’est quand il est beaucoup de monde. Quand le monde est beaucoup, on ne voudrait surtout pas lui déplaire. Mais toi, le monde de la nuit, le monde peu grégaire, c’est moins grave.
Mais c’est pas seulement ça. Il y a aussi les gens, ce qu’ils pensent. Ce qu’ils exigent des autres. Si vers 10AM ils t’ont texté et qu’en début d’après-midi tu n’as toujours pas répondu : c’est que forcément tu les snobes. Mais non, tu dors. Et si plutôt ils sont familiers avec ton horaire de travail alors ils te relanceront comme suit : tu dors encore! tu parles d’une heure pour dormir!
À force qu’on s’enquiert indiscrètement de ta vie, de tes occupations, qu’on te taxe de paresse et te reproche de dormir jusqu’à des heures pas possibles, ton moral finit par en prendre un sale coup.
Par-dessus ça, il y a les notifications. Le son du courriel qui se fait connaître, celui des messages textes et la sonnerie du téléphone. On frappe à la porte ou bien le facteur t’organise un vacarme avec la boite aux lettres. À la porte, est-ce le proprio qui débarque sans préavis, un problème, un feu dans l’immeuble, une livraison UPS? C’est le voisin encore qui se plaint du son de ma télé? Étant donné que le plus gros de ma vie se déroule la nuit, il faudrait que je me restreigne au silence le plus absolu pour les voisins pleurnichards qui optent pour la grande ville, mais ne peuvent s’alourdir la paupière qu’à condition que tout le monde ferme sa gueule et sa télé.
Les collègues qui sollicitent ton avis, les journalistes qui te relancent au moins 4 fois dans le même avant-midi puisqu’il leur faut remettre un papier avant demain.
Le coup d’œil furtif que tu jettes à ton afficheur t’indique qu’Hydro-Québec tente d’entrer en contact avec toi pour te rappeler qu’un montant à ne pas négliger est en souffrance. Revenu Québec — idem — parce que tu n’as pas payé tes impôts cette année. Tu stresses à même ton sommeil. Tu te dis que tu ne devrais pas être à dormir en ce moment, qu’il te faut régler tout ça. Grosse larve. Crisse de perdant.
De toute manière tu ne peux pas vraiment l’ignorer l’esti de téléphone strident parce que ta copine est au travail et que tes parents sont loin : d’un coup qu’il leur soit arrivé quelque chose de grave? Un accident? C’est ton frère? Ta nièce?
Alors c’est ça. Je dors très mal, j’en arrive à rêver à toutes ces responsabilités que j’imagine à tort bâclées, à tous ces rendez-vous manqués, à ces appels ignorés, ces extraordinaires délais entre le moment où je reçois un message et celui où je lui réponds enfin. Je rêve que tout le monde est fâché, déçu, passif-agressif, en détresse, entre la vie et la mort, qu’il dédaigne de me savoir au lit en après-midi. Que tout le monde dépend de moi. Que je suis en train de dormir alors que je devrais faire ce que tout le monde attend de moi. J’ai l’impression d’être une véritable loque indisponible qui ne sert à rien.
Il est 10AM au moment d’écrire cette phrase et je m’apprête à remettre ce texte à NIGHTLIFE.CA pour ensuite aller dormir. Et quand je me réveillerai, il sera trop tard pour profiter de mon existence puisque tout est conçu pour le vrai monde, celui diurne et parfumé. Celui du 9 à 5.
Bonne journuit.