J’ai tant essayé, je te jure. J’observe tout le monde remplir son salon d’amis, de bouffe et d’alcool le dimanche soir depuis quelques semaines. Légèrement envieux, je l’admets. J’ai essayé cette année, j’ai essayé plusieurs fois depuis la mise en ondes de sa première saison. Essayé encore. Toujours en vain.
Malgré les tentatives multiples, je n’adhère pas à Game of Thrones.
La raison qui explique ceci est fort simple : vous êtes beaucoup trop à triper là-dessus. Mais don't get me wrong, je ne suis pas à pleurnicher que tout le monde tripe sur la même affaire en même temps. C’est pas mon truc. Tout le monde peut bin triper sur ce dont il a envie. Le problème c’est moi. J’en suis incapable. Il m’est invariablement impossible de capoter sur les mêmes trucs que tout le monde au même exact moment.
Quand je me plonge dans une série, un album, un bouquin ou un film, c’est d’un sérieux engagement dont il est question. Il me faut pouvoir m’identifier au protagoniste, me lier d’intimité avec lui et l’incarner des semaines après avoir consommé. Dans la rue, je l’incarne. À l’épicerie. Dans le métro.
J’ai besoin d’entretenir cette illusion de personnage entièrement élaboré pour moi, et de grâce, certainement pas pour cet inconnu là-bas, installé à l’entrée du dep, qui vapote d’une main et s’ouvre un Redbull de l’autre. Égoïste comme ça. Un personnage pour moi et personne d’autre.
Dernièrement j’ai revisionné American Psycho. Et tu vois, ces temps-ci, j’ai l’éloquence d’un Patrick Bateman (seulement l’éloquence, rassure-toi, je n’ai pas envie de tuer) et mon pied mord énergiquement dans l’asphalte à grands coups de Sussudio et de Huey Lewis and the News. La relation quasi exclusive que j’entretiens avec lui est parfaitement élitiste puisque personne d’autre ou presque ne se prend pour Bateman en 2016.
La voie est libre pour moi, c’est mon Patrick Bateman et je n’ai pas envie que trop de gens se sentent Patrick Bateman en même temps que moi. Cette Idylle n’aurait jamais pu être vécue à l’an 2000 quand le film était encore à l’affiche dans tous les cinémas du pays, alors que tout le monde avait un peu l’impression que le rôle de Bateman avait été écrit pour lui.
Mais vous, les fans de Game of Thrones, ça ne vous titille pas, justement, de croiser à chaque coin de rue un shitload de gens probablement convaincus d’incarner un meilleur Jon Snow ou une meilleure Daenerys Targaryen que vous? Vous n’avez pas la conviction que cet univers tout entier de Game of Thrones vous appartient bien plus qu’il n’appartient aux autres?
Comment faites-vous pour échapper au quotidien, alors? Je le demande légitimement. Vous vivez bien avec l’idée, par exemple, que votre supérieure turbo-chiante au bureau s’imagine peut-être pouvoir connecter elle aussi avec Cersei Lannister? Qu’elle a possiblement en commun avec vous les mêmes intrigues et moments cruciaux de l’émission, contre votre gré? Vous n’auriez pas envie que cet univers fictif demeure le vôtre et le vôtre uniquement?
Je sais pas au fond. Quand je cherche à m’évader, c’est un moment très intime que je passe avec moi-même et ma télé (ou mon livre). Un moment que je ne souhaite pas nécessairement avoir en commun avec trop de gens et encore moins avec les indésirables. J’aime me donner l’impression que je m’élève au-dessus de la mêlée. Que c’est moi qui m’identifie le mieux au protagoniste et pas les autres. Que j’ai compris des trucs qui échappent encore à la plupart des gens. Que je vis vraiment un moment unique, en symbiose avec les personnages.
C’est pour ça que j’adore la lutte. On n’a jamais cessé de la marginaliser. Tout le monde croit être en mesure de comprendre de quoi il retourne, mais en réalité tout le monde est complètement clueless. Complètement. C’est d’ailleurs cette incompréhension généralisée et constante qui garde la flamme bien vivante et permet aux millions de fans des quatre coins de la planète de s’identifier à leurs lutteurs préférés et emprunter leurs slogans sans pour autant avoir le sentiment qu’il y a des fans de lutte à tous les coins de rue.
C’est peut-être ça aussi. Game of Thrones est peut-être trop inclusif et pas assez discriminatoire. C’est pour tout le monde. Un tout le monde si vaste que l’évasion n’est pratiquement plus possible. Parce que c’est l’affaire du voisin, de la tante, de l’oncle, du commis, du barista, de l’ex, du bully au secondaire. L’affaire des blogues du monde entier. L’affaire de tout le monde.
Tout le monde est lié d’intimité à Jon Snow.
C’est égoïste, mais quand j’irai enfin à la rencontre de Jon Snow, je m’assurerai qu’on l’aura déjà oublié afin qu’il n’appartienne à personne d’autre que moi. Voilà comment je consomme mes histoires. Je ne comprends pas comment vous faites pour accepter de partager vos protagonistes avec monsieur-madame-tout-le-monde.