Dimanche soir dernier, j'ai fait un LIVE sur Facebook. Durée: 55 minutes. Devant quelque 7000 personnes. Les commentaires, plus de 1000, défilaient à une vitesse effarante, tant j'avais du mal à suivre.
Le défi, au moment de faire du direct, est de ne pas te laisser distraire par les gens qui s'affairent à commenter ce qu'ils voient plutôt qu'à s'attarder au contenu. Tour à tour, tout est scruté avec minutie : les murs, les bibelots, les vêtements, les accessoires, la physionomie, le poids, l'humeur, la barbe, les cheveux, la moustache, les sourcils, la vaisselle, les restants de bouffe. Tout.
Imagine que, pendant une heure, des centaines de gens font remarquer que : ça se pourrait-tu que t'aies pris du poids? ; tu devrais lâcher ton téléphone pour aller jogger ; t'es blême, me semble ; tu devrais prendre du soleil ; tes cheveux commencent à être longs ; tu devrais couper tes cheveux ; t'as l'air d'un itinérant ; tu devrais raser ta barbe ; t'as l'air d'être sur le BS, travailles-tu? ; t'as une voix aiguë, on dirait une fille ; t'es bin gras, lâche le McDo gros porc ; tu souris jamais? ça doit être agréable de te côtoyer ; me semble que tu la portes souvent cette chemise-là? ; ton micro-ondes est sale, le laves-tu des fois? ; t'as l'air fif, es-tu fif ou quoi? ; suces-tu des queues? ; t'es végétarien? ça paraît pas avec la shape que t'as…
Le format du direct est exceptionnel ; il amène les abonnés à décrire les évidences au fur et à mesure qu'elles leur coulent sur le nez. Comme une game de Call TV. Tout le monde appelle parce que tout le monde s'imagine que tout le monde n'est pas assez perspicace pour connaître la bonne réponse : « Allô, ici le gars avec la voiture comme photo de profil, je crois bien savoir ce qu'est la bonne réponse et je suis convaincu que personne ne l'a nommée avant moi : t'es gros pis fais-toi donc couper les cheveux t'as l'air d'un pouilleux. C'est tu ça? »
C'est une manière pour eux de se comparer. De se valider à travers les yeux du bon vieux discours dominant. Ils passent alors au peigne fin leurs contemporains afin de déceler chez eux le moindre écart esthétique, la toute petite faille qui permettrait de prendre l'autre de haut : «Prends-le pas comme ça, c'est juste une petite pointe amicale pour que ce soit limpide entre nous : je suis, de nous deux, celui qui excelle le mieux à être une personne normale. Regarde mon char! Regarde ma coupe de cheveux! Regarde mes vêtements! »
Éliminez les trolls et il ne restera plus rien
Mis à part le LIVE, mes publications écrites ne génèrent plus autant de commentaires qu'avant. C'est vrai. En 2014, chacune d'elles pouvait susciter jusqu'à 2000 commentaires. Aujourd'hui? Peut-être 50-100.
Mais qu'est-ce qui s'est passé? Il faut d'abord savoir que je prends l'énergie et le temps de répondre à pratiquement tout le monde, et que si quelqu'un essaie de me prendre en défaut, je lui réponds avec toute la répartie/arrogance qu'on me connaît.
J'ai fini par déteindre sur mes fans qui, à leur tour, s'emploient à rabrouer les détracteurs, les trolls, les narcissiques, les capitaines obvious et les passifs-agressifs. C'est quand même bien connu que tu risques de perdre la face si tu t'aventures sur mon wall avec les doigts tout plein de mauvaise foi. Alors au fil du temps, l'écosystème ayant pris forme sur ma page a découragé les gens. Et crois-moi, ce n'était pas souhaité. Je prenais un délicieux plaisir à répondre aux trolls.
Mais voilà qui est fascinant : en éradiquant la mauvaise foi de ma page, j'ai tué l'interaction. Comme si les gens n'avaient jamais rien à dire, en dehors de la mauvaise foi. En dehors de jouer les smart ass. En dehors d'offrir des conseils turbo obvious et non-sollicités.
Si on enlève les : « t'as pris du poids, coupe tes cheveux, rase ta barbe, c'est bin laid dans ton appart » ; il ne reste plus rien. Si on enlève les : « eeeeh t'es JUSTE végétarien mais savais-tu que t'encourages encore la cruauté envers les animaux??? » ; il ne reste plus rien. Si on enlève les : « c'est pas un peu épais ce que tu dis? » ; il ne reste plus rien. Et si on enlève les : « eeeeeh. Ok. Ouin. » ; il ne reste plus rien. Ou presque.
Les médias sociaux, c'est vraiment que ça.
L'urgence de tout ramener à soi
L'autre soir, une amie racontait dans un statut qu'elle n'arrivait pas à retracer le numéro d'un creep qui la harcèle tous les jours depuis des semaines en s'assurant que son numéro n'apparaisse pas sur l'afficheur. Elle cherchait à faire bloquer ses appels. Dans les commentaires, la plupart des gens y sont allés d'une solution hyper-évidente (et stupide) qui ne lui viendrait certainement pas en aide dont celle de ce gars qui a pris le soin de suggérer de bloquer le numéro et s'est mis à lui expliquer, de long en large, comment bloquer un numéro, avec support visuel et tout. Elle avait pourtant été très limpide dans sa publication initiale : elle n'a pas accès au numéro du harceleur. Mais aimerait pouvoir bloquer ses appels.
Ça n'a pas empêché monsieur obvious de tout ramener à lui quand même. De la prendre, consciemment ou non, pour un peu plus conne que lui.
C'est comme si les gens n'avaient pas envie d'écouter vraiment, et que le seul truc qui compte, là là, maintenant, c'est de tout ramener à soi sans même vérifier si les gens qui n'ont pas sollicité nos conseils sont qualifiés ou non.
Tout le monde prend tout le monde pour un con. Tellement, qu'il n'arrive même plus à faire une lecture neutre des mots qu'il s'adonne à lire. Pourtant, les gens savent lire. Mais la mauvaise foi avec laquelle ils s'y adonnent ne permet plus une bonne compréhension des écrits.
Si je veux faire enrager des milliers de gens : facile. Je n'ai qu'à rédiger un billet à l'intérieur duquel je manque un tout petit peu de nuance de manière tout à fait délibérée. Ça fonctionne à tout coup. Parce que les gens ont besoin qu'on les prenne par la main. Autrement, ils hallucinent des sous-textes et des complots partout.
Si, par exemple, je ne précise PAS que les adeptes de viande ne sont PAS des barbares, dans un texte qui fait l'éloge du végétarisme, c'est une troisième guerre mondiale qui se prépare. Si, par exemple, je ne précise PAS que les hommes ne sont PAS tous des violeurs, dans un texte qui traite de culture du viol, c'est l'apocalypse. Si, par exemple, je ne précise PAS que les automobilistes ne sont PAS tous de potentiels tueurs, dans un texte où je prends la défense des cyclistes, les événements de 2012 s'apprêtent finalement à se concrétiser sur le tard.
Tu vois, plus haut j'ai même dit que « pourtant les gens savaient lire ». J'aurais dû préciser que PAS tous les gens savent lire. Je viens ici d'ouvrir la porte aux smart ass qui pourront me reprendre dans les commentaires sur le taux d'analphabétisme au Québec. Et pas n'importe comment : avec arrogance. Parce qu'entamer le dialogue sans prendre l'autre pour un imbécile n'est pas envisageable.
C'est un perpétuel piège à cons. Une partie de Call TV sans fin, comme j'en faisais mention plus haut. Ils s'imaginent que si tu ne précises pas un truc évident, c'est que tu ne sais pas. C'est que tu entends le contraire de ce que tu n'as pris la peine de dire. Alors que c'est un truisme. C'est tellement évident que tu n'as pas besoin de préciser. Mais ils s'en foutent bien de ça. À peine ils ont lu les trois premiers mots de ta première phrase, déjà, pour eux, t'es le plus gros des épais. C'est comme ça : d'emblée, tout le monde est un con. Tout le monde est gossant. Sauf eux, bien entendu.
Sur les médias sociaux, tout le monde nous attend dans le détour. On nous scrute à la loupe. On se laisse embourber par un fragment de personnalité qu'un inconnu cherche à nous vendre. On y croit. En esti. On VEUT que les gens soient les idiots qu'on prétend qu'ils sont. On VEUT être fâchés.
On prend tellement les gens pour des cons qu'on se fait une fierté de gueuler qu'on est misanthropes. Avoir en horreur l'entièreté de la race humaine à partir de commentaires lus sur les médias sociaux ; mais quelle rigueur! Vraiment? Glorifier la misanthropie? Sérieusement? Vous n'êtes pas misanthropes, guys. Ce n'est pas souhaitable qu'autant de gens soient misanthropes. Reconnaissez plutôt que ça vous arrange de penser qu'on est submergés d'imbéciles et que tout est foutu. Que cette idée vous permet de vous maintenir au dessus de la mêlée pour un moment encore.
Ramène-toi donc à l'ère pré-médias sociaux et demande-toi si vraiment c'était toi, ça. Si vraiment tu passais ton temps à trouver tout le monde donc bin gossant. À espérer que tout le monde se plante. À t'accrocher à l'idée que tout le monde autour de toi est un véritable idiot. Si vraiment tu passais tes journées à te facepalmer en observant les gens vivre.
En aucun cas Facebook ne devrait te servir de maison. Pas même de chalet. Facebook, c'est cet endroit serein où tu t'adonnes à passer en allant promener le chien. Ni plus ni moins. Et les gens que t'y croises sont de purs inconnus qui n'ont pas de compte à te rendre. Chacun répond à des codes qui lui sont propres. Normalement, personne ne devrait te gosser vraiment puisque tu ne leur accorderais pas le moindre sérieux. Des figurants dans une ruelle, voilà tout.
Déjà 10 ans bientôt que le Québec a massivement migré vers Facebook, et toujours, on n'arrive pas à coexister ensemble sur un territoire qui n'existe même pas. On n'arrive pas encore à mettre l'orgueil de côté. Pas encore à bien dealer avec l'abondance de selfies et de photos de voyage.
On est allergiques à l'égo d'autrui quand, nous-mêmes, éparpillons notre égo sur la place publique. Vous n'avez rien saisi.
Mais c'est vraiment juste Internet, guys. Voilà plusieurs années qu'on l'a oublié. Vraiment. Juste. INTERNET. Rentrez à la maison. Et faites de cet endroit une ruelle sans importance. Cessez d'écornifler dans la fenêtre des étrangers dans l'espoir de vous réjouir de la laideur des meubles.
Et cessez de prendre tout le monde pour un con. Tout le monde n'est pas un con.