C'est arrivé comme ça. Un matin, j'ouvrais mon inbox, et ce message d'un ami m'attendait : tu fais de ma vie un enfer, dude. Je sais pas si c'est parce que tu réalises pas ou si t'en as contre moi, mais j'aimerais, s'il-vous-plaît, que tu cesses d'être constamment sur mon cas. Je dors mal à cause de ça. J'angoisse. Si je t'écris aujourd'hui, c'est que je ne savais pas comment te le communiquer. Arrête.
Moi ça? Un bully? Causer du tort aux gens? J'avais du mal à l'entendre. Mais je savais. J'allais trop loin dans mes moqueries. Souvent. Sans trop m'en rendre compte, je m'acharnais. Du coup, j'avais de la peine pour cet ami. Voyons, mais pourquoi. Comment ai-je pu?
Secoué par ces révélations, j'ai arrêté un moment. Pour finalement recommencer de plus belle. Avec lui comme avec d'autres amis. Tranquillement, j'entrevoyais le pattern. Mes proies ne m'apparaissaient jamais — d'emblée — comme des personnes vulnérables, faibles ou mollasses. Des hommes grands, costauds et aux traits sévères.
Au secondaire, même affaire. J'étais un bully. Cette fois par contre, pleinement assumé. Encore ici : même pattern. Les grands et les forts physiquement. Jamais les faibles. Jamais les petits, les femmes ni les timides. Que les grands. Ceux qui étaient le mieux prédisposés à m'arracher le visage de leurs énormes mains.
C'était malgré moi. J'ai beaucoup de regrets même si maintenant je m'explique mieux mon comportement de l'époque. C'est comme si, à force d'être sans cesse infantilisé, disqualifié et marginalisé par les plus grands, j'en étais venu à percevoir les grands dudes comme de véritables ennemis naturels. De sérieuses menaces à mon affranchissement.
Ne passe pas une semaine sans qu'un homme un peu plus grand ne fasse mention de ma grandeur. Sans qu'on me dise : je trouve que tu « provoques » beaucoup sur le web pour quelqu'un de ta taille, t'as pas peur de manger une volée? Pendant un moment, je me suis même tenu à l'écart de mon clavier : partager mon opinion, « avec la shape que j'ai », s'avérait dangereux pour moi, à entendre autrui.
Même si on ne me le martèle pas tous les jours, c'est quand même une idée qui plane au dessus des têtes. C'est dans l'air. Quand t'es un homme, il te faut prévoir te battre. Toujours. Toujours quelqu'un pour te rappeler qu'un jour ou l'autre tu devras faire avec les gorilles. Toujours quelqu'un pour pointer que, ce jour-là, tu ne seras pas équipé physiquement pour te défendre.
Certains te conseilleront même de traîner poivre de Cayenne et jackknife, juste au cas. Tout revient à : t'es pas très grand, tu ne devrais pas prendre de risques. Éviter les discussions houleuses, notamment.
Quand je rencontre pour la première fois des humoristes, journalistes et collègues, c'est souvent plus fort qu'eux de lancer à la blague : « ah bin là, t'es bin petit! » ou encore : « j'te pète tellement! » — Juste une blague, j'en conviens. Mais toujours la même. Toujours la même depuis des années, depuis le secondaire. Toujours celle qui vise à disqualifier, faire perdre de la valeur. La blague dont l'écriture en filigrane invite à lire : tu devrais te résoudre au silence si tu ne peux pas handle un combat. Celle qui permet d'établir la suprématie sur l'autre : « Tiens, ça c'est réglé, je me sens à mon aise maintenant que j'ai fait savoir, dès le départ, que j'ai un avantage physique sur lui, et par conséquent, un avantage social ».
Toujours un homme sous l'emprise de la masculinité toxique pour faire comprendre insidieusement que « ma condition » est en réalité un sévère handicap. Oh, mais pas seulement des hommes. Certaines femmes aussi, notamment, celles qui démontrent une ferme volonté à universaliser leur aversion pour les gars qui ne font pas plus de 5' 8".
Pas assez grand pour accomplir un paquet de choses. Pas assez grand pour plaire aux femmes. Pas assez grand pour prendre des risques. Pas assez grand pour les responsabilités. Pas assez grand. Pas assez grand. Pas assez grand. Des post-its apposés à tous les murs où je m'adonne à passer me rappelant sempiternellement que je ne suis pas assez grand pour la tâche que je m'emploie à mener à bien.
Si j'écoutais ces hommes, pratiquement TOUT mènerait à King Kong qui déploie ses bras musclés à grands coups de tambour sur son chest. Il me faudrait alors évaluer en tout temps cette inévitable et ultime confrontation avec le roi des hominidés. Puisqu'à la fin de la journée, tout est domination mâle, tout est violence.
Alors voilà, à force de me faire prendre de haut (no pun intended) par les plus grands, je me suis mis, bien malgré moi, à intimider les plus grands, les plus gros et les plus forts. Même ceux qui ne le méritaient pas. Une fois, j'ai fait pleurer un gentil géant devant une bonne vingtaine de personnes.
On a tellement cherché à me piler sur la tête et relégué au tout bas de la hiérarchie masculine que je n'avais plus rien à perdre. J'étais la merde limitée qu'on infantilisait, l'émasculé, le moins-que-rien. Je m'imaginais mal comment je pouvais causer du tort à ceux dont le physique rend le coeur et la tête aussi solides qu'une brique. Une poussière VERSUS un immeuble. Était-ce légitimement probable de faire de la peine à un de ces grands costauds? Impensable, que je me disais. Impossible que je puisse avoir un quelconque impact sur ces gens qui me considèrent à peine. Au mieux, ils riront de moi comme ils en ont l'habitude anyway.
Il me fallait vérifier. Confronter.
C'est seulement quand cet ami géant s'est confondu en larmes que j'ai compris. Man, je ne suis pas le seul homme sensible au monde. Les grands aussi peuvent être blessés, même par plus petit qu'eux. Avant ça, je croyais ceci inimaginable. J'étais dévasté et soulagé à la fois.
Mais encore : que m'a-t-il confié dès le lendemain? « T'es au courant mon gars que je pourrais te faire très très mal? »
J'ai répondu : oui et c'est justement ça le WHOLE POINT. Je m'en suis pris à toi avec les mots, j'ai eu tort, je suis un idiot et je m'en veux, mais je m'attends tout de même à ce que tu me répondes à armes égales, avec les mots. Pas que tu reproduises l'exact comportement des autres gorilles en t'affairant à m'avilir et en me réduisant au silence vu l'allure non-menaçante dont je serais porteur.
Décidément, King Kong n'est jamais bien loin.