Quand j'ai commencé à bloguer en 2009, il y avait cette espèce d'aura d'écrivain qui gravitait autour de ma personne. Que je ne croyais d'ailleurs pas mériter à l'époque. Et que peu de blogueurs méritaient, si tu veux mon avis. J'aimais bien me savoir inadéquat et absolument pas à la hauteur de ma réputation. Me dire qu'il me fallait lutter pour convaincre. Pour m'affranchir de l'imposture.
C'était l'époque. On accordait beaucoup de sérieux à ceux qui osaient prendre la plume. Suffisait d’ouvrir un blogspot pour que, déjà, on te fasse confiance. On te savait porteur d’une forte inclination pour la littérature et les arts. L’un des nôtres. Un potentiel partenaire d’études, de café. Une baise. Un collègue, un ami.
Cette confiance systématique, ce sérieux accordé aléatoirement, pouvait rendre inconfortables les gens alors inaptes à répondre aux attentes. Il nous fallait donc remédier au malaise rapidement. Obéir aux violences intrinsèques qui exhortent de remettre le cul sur un banc d’école dare-dare et/ou dissiper sa honte à la Grande Bibliothèque et l’en ressortir que lorsque la culture générale ne s’en portera mieux.
J’ai fait les deux. L’opportunité de reprendre les études où je les avais laissées n’allait jamais plus se manifester de manière aussi convaincante/révélatrice. Je dois cet immense coup de pied au cul à mon premier blogue, je le dois à ce qui flottait dans l’air cette année-là. L’esprit dans lequel le web québécois trouvait son souffle. Écrire, et pas des insignifiances, c’était le shit.
« Écrire » se voulait jusqu’alors une réponse satisfaisante à la question: qu’est-ce que tu fais dans la vie ? J’écris. Rien que ça. J’écris. Ou du moins, faire de la chronique hebdo atténuait, de façon momentanée certes, les inquiétudes relatives quant à l’avenir et au besoin de se sentir utile. Parce qu’on nous faisait sentir pertinents et utiles. Les grands caca-nerveux que nous étions s’efforçaient de ne pas décevoir. De ne pas niveler par le bas.
Et finalement débarquèrent les influenceurs d’Instagram. Ces gosses de riche bien placés dans la vie et dont l’apparence fait rêver se sont mis à documenter leurs banales vies au format épuré dans le spacieux condo d’un quartier aisé. Ces gosses de riche qui s’emploient à ne pas faire mention du poste qu’ils occupent puisque la nouvelle devise exige désormais de vendre le quotidien comme si leur boulot était de ne pas avoir de boulot. « Je ne travaille pas, je suis beau/belle. Je prends des clichés, café Starbucks à la main, les deux pieds dans un amas de feuilles mortes. »
Une représentation nauséabonde et factice du bonheur. Plus de flou il y a en toile de fond, plus présence de bonheur il semble y avoir. Plus je suis mince, plus présence de bonheur il semble y avoir. Plus ma situation financière paraît prospère, plus bonheur il semble y avoir. De la lumière, de l’espace, de nouveaux vêtements chaque jour et des sourires. Encore de la lumière. Plus de lumière. Des smoothies. Du vert. De la bouffe. Du bonheur. Du bonheur. Du bonheur. Du câlisse de bonheur.
Nous vivons dans une tyrannie du bonheur. Le bonheur, c’est la gentillesse. C’est un effort individuel qui ne cause de tort à personne. Quelle sorte de malotru oserait donc s’opposer au bonheur, à la gentillesse et aux gens qui se mêlent de leurs affaires sans même ne jamais causer préjudice ?
C’est ça. Probablement le plus grand sophisme de notre époque. Si, par exemple, un éminent économiste souhaite se convertir à l’improviste en chroniqueur culinaire sur la télé nationale parce qu’il se sent bin bon pour dénicher des recettes sur Internet, ça ne regarde personne d’autre que lui-même, right ? Right. C’est un choix qui lui appartient. Il ne fait de mal à personne, c’est bien vrai. Ça ne veut pas dire pour autant qu’il doit être immunisé contre la critique.
Et les gens qui pointent l’insignifiance de ses interventions dans l’espace public ne sont pas des monstres visant à le pousser au suicide. La gentillesse et le bonheur ne devraient jamais servir de prétexte pour invalider la critique, pour étouffer les mauvais mots prodigués à notre endroit.
Individuellement, personne n’est insignifiant. Tout le monde peut faire du bien. À sa façon. Mais d’un point de vue collectif, quand on met côte à côte des acteurs qui meublent de plus en plus de place dans l’univers médiatique, on peut faire le constat, oui, que certains sont plus insignifiants que d’autres. Et que l’importance qu’on attribue aux insignifiants ne peut plus être ignorée, surtout quand c’est fait au profit des poètes et des intellectuels.
Le bonheur, les sourires, le joli minois et la bonhomie servent dernièrement d’armes nucléaires aux insignifiants. La critique est mise K.O du moment qu’elle ose mettre en surbrillance un manque cruel de pertinence. On oppose alors les bons aux méchants. Les porte-étendards du bonheur contre les cyniques malveillants.
C’était le cas, la semaine dernière, de la vlogueuse Emma Verde qui, à l’instar de Noémie Dufresne, publiait un bouquin. Nathalie Petrowski s’est faite rabrouer par quelques vlogueurs après avoir affirmé qu’Emma vendait du vent. Armés de très peu d’arguments, on a accusé Nathalie de ne rien comprendre. Et pourtant, après une bonne lecture honnête et pas en diago, rien ne laisse penser que Petrowski a parlé à travers son chapeau. Elle s’en tient à ce qui lui est permis de connaître. L’essentiel. Pas d’extrapolation ni de mettage de vlogueurs dans le même panier.
Mais non. Nathalie la méchante puisqu’Emma la gentille, Emma la souriante, Emma la bien intentionnée, Emma dont le décor des vidéos est épuré et rassurant.
Bien entendu, Emma est un exemple récent. Je ne lui reproche rien. Elle ne peut pas porter tout le poids de l’insignifiance à elle seule sur ses pauvres épaules. C’est un symptôme de notre époque. Tout le monde se recycle en vendeur de bonheur affecté. Les chaînes spécialisées en font preuve. Les magazines dans l’immense présentoir à la pharmacie also.
On s’abonne massivement à l’insignifiance sur Instagram. Aux belles personnes qui donnent envie d’être beau. Pas forcément parce que les marchands de gentillesse épurée nous fascinent. Mais bien parce que c’est à portée de main. Documenter son quotidien exige un effort moindre (c’est quand même plus motivant de vendre ton cul plutôt que celui d’un patron colérique et control freak) pour des résultats vachement satisfaisants. Ta bouffe. Ton appartement. Tes chats. Tes vêtements. Le gym que tu fréquentes. Toi. Toi. Toi.
Une vente pyramidale. Je m’abonne aux insignifiants pour apprendre à être insignifiant à mon tour jusqu’au jour où je me décide enfin à plonger tête première dans le domaine de l’insignifiance.
Ma plume (et pas rien que la mienne), celle qui autrefois transmettait la passion de l’écriture, n’est dorénavant plus aussi affriolante qu’elle ne l’était maintenant qu’il suffit d’adopter un chaton et de se tenir à l’affût des derniers mets tendance de l’année à venir. On n’ira pas se casser la tête avec des mots, quand même.
Cette hallucinante époque où savoir arborer magnifiquement un sweartshirt inscrit NUTELLA est un authentique talent. Annonciateur d’une éventuelle et grande carrière dans l’arborage du sweatshirt. Tout ça, impunément, parce que : bonheur. On ne s’oppose pas au bonheur. Jamais. Ce sont les méchants dans les films qui s’opposent au bonheur.
Les gentils ne peuvent pas être dans la faute. Et il n’y a que les méchants pour reprocher aux gentils d’avoir fait erreur.