On reproche beaucoup aux progressistes et justiciers sociaux leurs maladresses et incohérences, dernièrement. On les taxe de crier fort, de politiquement correct, de vouloir censurer, de double standard, de pleurnicher, de foutre la merde alors qu'ils n'auraient pas forcément envisagé la suite des choses. On pense que, dans l'immédiat, ils n'ont rien à fiche de résoudre les injustices qu'ils décrient. Que pas tous comprennent contre qui et quoi ils luttent. Des rebelles sans cause véritable ni plan.
On leur reproche de faire des victimes, collatérales ou non, de leurs intransigeance, hostilité et agressivité. D'orchestrer et de prendre part à des campagnes de lynchage, de salissage. De kicker à tort et à travers dans la fourche d'ennemis possiblement imaginaires. De briser des objets, vandaliser des commerces qui n'ont rien demandé. De voir du sexisme, du racisme et de l'islamophobie où il n'y en a pas. De recourir à la violence pour faire entendre leurs causes.
On relève qu'à cause d'eux, on ne peut plus rire de rien. On ne peut plus rien dire. On marche sur des oeufs en permanence. On vise même à les rendre responsables de l'accès au pouvoir de Donald Trump. On trouve risible l'idée d'un safe space, d'une salle de bain non-genrée.
On dit qu'ils sont surprotecteurs à l'égard des personnes vulnérables et les opprimées. Qu'ils les enroulent dans de la ouate et les mettent à l'abri de mots et moqueries qui pourraient leur occasionner de sérieux traumatismes ou du chagrin et que ceci pourrait avoir comme effet de les fragiliser, de ne pas les préparer à foncer tête haute dans la vie. À les dispenser de leur autonomie.
Rien qu'en début de mois, on a blâmé les féministes d'avoir incité Alice Paquet à faire de son agression un irréversible tintamarre chaotique sur la place publique, d'accuser, de nommer, d'attirer sur elle l'attention et la foudre de toute une province. Elle se serait tirée dans le pied. Aurait trop parlé. Et puis après?, que des observateurs se sont empressés de balancer. Après quoi? La suite? Que va-t-il se passer? Son présumé agresseur sera probablement disculpé des crimes dont il est actuellement accusé. C'est ce qu'on dit. On prétend également que cette cause aura des conséquences désastreuses pour les survivantes d'agression qui envisageraient éventuellement de rompre le silence. Il sera plus ardu de le faire puisqu'on se référera sans cesse au cas Alice Paquet. On doutera encore plus des femmes qui se disent victimes d'un viol.
«On vous l'avait dit!» peut être lu sur les lèvres des mononcles pas trop friands de justice sociale, peut être entendu sur les ondes de la radio-poubelle. On se frotte les mains des défaites, maladresses et incohérences de la gauche progressiste; défaites prévisibles, dit-on. Défaites évitables. On l'avait vu venir. Voilà le parfait prétexte pour ne plus accorder de crédibilité aux guerriers de la justice sociale. La preuve irrécusable d'un authentique délire. «On vous l'avait dit! C'était écrit dans le ciel qu'ils allaient se planter ces maudits braillards!».
Mais vous savez quoi? Il m'arrive d'être en accord avec ces critiques. Le truc, c'est qu'elles manquent de vision. Elles ne s'en remettent qu'à l'immédiat. Comme si leur seul verdict suffisait pour nous faire admettre que nous nous sommes plantés sur toute la ligne. Que depuis le départ, c'est eux qui avaient vu juste. Que nous assistons depuis les dernières années à un solide dérapage de rectitude politique. Que la culture du viol, notamment, ce sont des conneries pernicieuses.
Mais peut-être aussi somme-nous seulement au stade de la révolte et que le besoin de faire les choses autrement est si immense que nous pouvons parfois donner l'impression que nous ne savons pas où nous allons avec ces cris stridents, ces coups de pied dans la fourche et ces défonçages de mur de gypse.
C'est pour ça qu'il nous faut voir plus loin que dans l'immédiat. Nos maladresses et incohérences sont primordiales au changement. On doit pouvoir décevoir les générations qui nous succéderont, qui nous regarderont avec leurs petits yeux remplis de fougue et de colère, inspirées par les combats que nous avons menés et à la fois déconcertées de savoir leurs parents si confortables dans leurs condos de marde avec leurs télés de marde syntonisées sur la Poule aux oeufs d'or spécial country de marde.
Nous devons leur laisser l'impression de ne pas en avoir fait assez et pas toujours de la bonne manière. D'avoir été lâches. Pour qu'elles aient envie de faire mieux que leurs parents; apprendre de leurs erreurs, de leurs incohérences, de leurs abandons.
Ç'en prend des gens qui se disent vegans dans le jour, pour faire bonne impression, mais le soir en cachette dévorent des steaks. Tant qu'on ne cesse d'informer la population et de marteler le message. C'est surtout le message qui compte, pour le moment.
Nous en sommes à devoir assimiler l'information, la propager et apporter les changements en cohérence avec celle-ci. C'est beaucoup. Quand le monde appartiendra à nos enfants, le message sera chez eux d'avance assimilé. Ce que nous nous tuons à vouloir faire rentrer dans la tête des impotents ne sera rien d'autre pour eux qu'une évidence. Tellement qu'ils ne comprendront pas comment on peut encore consommer de la viande.
Ce qui demande beaucoup d'efforts aujourd'hui nous fera paraître pour des lâches aux yeux de nos enfants. C'est à travers cette lâcheté qu'ils trouveront la force d'aller au front et de faire encore mieux que nous.
Regardez nos parents! Ils ont peut-être connu Woodstock 69, mais ça ne les empêche pas de s'indigner de la tenue de gala de Safia Nolin en 2016. Ils ont peut-être adulé les Prince, Bowie, Hendrix, Mercury et les autres, ça ne les a jamais empêchés d'être cissexistes, homophobes et racistes.
Ils nous ont transmis cette passion pour les arts, les luttes, le rock et les festivals. Et maintenant que nous sommes artistes, queers et diversifiés, ils nous crachent à la gueule. Nous sommes précisément ce que, plus jeunes, ils rêvaient devenir. Mais à l'époque, c'était trop demandé. Nous leur en voulons qu'ils aient abandonné si rapidement. Qu'ils n'aient même pas fourni un peu l'effort de tolérer la queeritude d'un Bowie, par exemple. Ça nous apparaît inconcevable qu'ils aient pu vivre à une pareille époque et ne se soient intéressés qu'à la musique sans tenir compte des paroles et de la marginalité de leurs auteurs.
C'est par cette amertume que je suis devenu la personne que je suis aujourd'hui. Je suis la personne que nos parents n'ont jamais eu la force d'être. Et nos enfants, amers, carbureront à nos incohérences à leurs tours.