Je passe une importante partie de ma vie dans les cafés. On peut donc affirmer, en quelque sorte, que les baristas sont des collègues de travail. On ne se jase pas beaucoup, mais je ne les apprécie pas moins pour autant. J'en parle d'ailleurs ici.
Du coin de l'oeil et par la fente de mes oreilles, j'observe et entends tout. J'ai longtemps jalousé les clients qui entretiennent des relations privilégiées avec les employés d'un café. Ils me ramènent à mon incapacité à me faire rapidement (voire, jamais) des amis dans un contexte spécifique, comme celui, par exemple, du service à la clientèle. Même après 5 ans à côtoyer le même staff du même endroit, je n'y arrive pas. Je me sens comme un outsider qui s'acharne pathétiquement, tandis que de tout nouveaux clients affichent déjà sans effort une aisance de salon.
Souvent, je me sens agressé par ces conversations que je capte bien malgré moi. De longues et pénibles. Cet homme. Parle des enfants, du chien. De la femme, de la soeur de la femme, de la belle-mère. Des voyages à venir. Des problèmes insignifiants au bureau. De la météo. Des maux de dos, de l'humidité qui occasionne des gonflements aux chevilles.
Je m'étonne de cette agressivité que peuvent provoquer ces discussions. Après tout, les gens parlent bien de ce qu'ils veulent. Étonné qu'un simple échange entre inconnus puisse être doté du pouvoir invasif de pénétrer ma bulle et empoisonner mon environnement.
Puis, plus j'écoute, plus j'arrive à mettre le doigt sur ces irritants. L'aspect unidirectionnel des échanges. Si au moins ces échanges satisfaisaient les deux partis, ils m'irriteraient déjà moins. Je n'aurais pas à me convaincre de leurs nécessités.
Deux humains qui se parlent, s'écoutent. Ça ne m'appartient plus. Ces choses dont je me câlisse et qui me sont crissées de force dans les oreilles intéressent au moins la personne concernée. Ce quelqu'un absorbe ces informations à ma place. Elles lui sont manifestement utiles. Je me calme en me disant que je ne les subis pas en vain. Elles ne m'agressent plus.
L'inverse me donne envie d'intervenir. Je déteste ces conversations où le destinataire est pris en otage. Je me sens impliqué. Je suis rongé par l'envie d'interrompre l'imperturbable volubile qui n'a rien à foutre d'éclabousser égoïstement ses petits bobos dans les tympans d'un interlocuteur qui ne peut pas placer un tabarnack de mot.
Et la plupart du temps, cette personne qui reçoit ces pénibles envolées insipides, c'est la femme. Spécifiquement, dans le cas qui nous intéresse ici, l'employée au café. C'est quotidien. Ces messieurs s'imaginent à tort flotter allègrement en pleine relation amicale. Tout leur est permis. Des commentaires gluants et déplacés jusqu'à l'apitoiement sans fin sur leurs sorts de merde. Et ceci est sans compter qu'ils n'ont rien à fiche de ralentir le roulement au profit de leurs intérêts personnels, alors que la file derrière eux ne cesse de gagner en ampleur, sous le regard préoccupé de la femme barista.
Ils la prennent pour un psy et comptent sur elle pour se rappeler du moindre détail discuté lors des dernières rencontres. Il va de soi qu'elle se souvient du fils de 7 ans qui a manqué l'école la semaine dernière et de la grand-mère sénile qu'on a dû placer en centre. Ces nombreux rappels anecdotiques me fascinent. Comme si la femme devait déborder de son mandat de servir du café et retenir infailliblement l'agenda ainsi que l'arbre généalogique des hommes qui se cherchent une épaule pour évacuer.
En fait, non. Dire qu'ils cherchent l'épaule est inadéquat : elle est juste là, prédisposée pour eux, et n'hésitent pas à s'en servir sans se demander si elle consent ou non à recevoir un torrent de récits inintéressants.
Quand une employée appréciée de ces messieurs s'absente, ils la cherchent. S'enquièrent auprès des autres baristas. Quand reviendra-t-elle? Laissant croire à une véritable relation où les deux partis retirent légitimement quelque chose.
Pourtant non. La plus aimée, c'est celle qui démontre un fort enthousiasme à écouter des bêtises et n'interrompt jamais le client pour apporter son grain de sel. Une professionnelle. Celle qui joue mieux le jeu que les autres. Parce que, si par malheur, elle osait établir un parallèle entre ce qui lui est raconté et une expérience personnelle, on sentirait instantanément la déconnexion dans les yeux de l'interlocuteur qui est là pour qu'on l'écoute pleurnicher et sûrement pas l'inverse. Il s'en câlisse. It's all about him.
Les seuls moments où on sent qu'il est sincèrement intéressé, c'est quand il remarque un changement dans le look de l'employée. Il pointe qu'elle porte des vêtements plus légers, dernièrement. Que ça lui fait bien. Quand il complimente sur le physique, il accepte de se mettre de côté un peu. Mais c'est tout. Parfois, il va même jusqu'à demander pourquoi elle ne porte plus cette robe qu'il se met à décrire. Cette robe qu'il aimait. Qui lui faisait une belle paire de jambes.
Je n'ai pas souvenir que les hommes baristas aient à subir tout ceci. Peut-être que je me trompe. Certaines femmes baristas aiment probablement aussi ces relations. Tous les baristas ne sont pas les mêmes. Vous n'avez qu'à me corriger.
Ce que j'observe chez les femmes baristas, je l'observe aussi aux tables qui m'environnent. L'homme, un professionnel, relate ses exploits à une femme passive qui ne saurait placer un mot. Ses réussites personnelles comme ses défaites semblent primer sur celles de la femme. Il peut se bomber le torse sans occasionner d'inconfort. Et pourtant, je confirme, c'est awkward. Il ne voit pas la femme comme de la compétition. Un homme hétéro n'irait jamais prendre le café avec un autre homme pour s'abandonner dans des éloges masturbatoires sans fond. C'est établi au préalable qu'aucun homme n'accepterait ça.
Alors pourquoi la femme? Pourquoi la femme devrait-elle subir tout ça? Pourquoi n'accepte-t-il pas de l'écouter se placer dans une position de pouvoir à son travail? De sa carrière? De ses ambitions? C'est rarissime. Je ne dis pas que ça n'arrive pas. Mais c'est fréquent. Je me vois forcé quotidiennement de monter le volume de ma musique pour échapper à ces pénibles moments d'autocongratulation unidirectionnels. L'homme, ce charismatique, est puissant. La femme l'écoute raconter combien il l'est ou est en voie de le devenir.
Tout ceci vient évidemment avec un nom. Emotional labor. Et les femmes, comme c'est elles qui vivent avec en permanence, sont bien mieux qualifiées que moi pour vous en parler. Cet exemple n'est qu'une infime couche qui découle de ce concept qui en dissimule plusieurs et dans à peu près toutes les sphères de notre vie. Je ne vous ai fait part que du cas qui m'apparaissait comme le plus probant, depuis mon expérience personnelle et limitée.
Merci à l'essentielle Gabrielle Lisa Collard d'avoir partagé ce bouleversant et massif document qui mérite qu'on lui accorde une attention toute particulière.