Sachez-le, étampez-le en post-it sur le frigo : on n'a pas fini de parler de culture du viol, n'en déplaise aux têtes léthargiques qui se plaignent d'être sorties du sable un peu trop souvent.
La semaine dernière, justement, Alice Paquet prenait la parole chez Urbania, une parole essentielle qui demandait, mine de rien, parce que ç'a l'air facile comme ça, beaucoup, beaucoup de courage. Des nouvelles d'elle, comment elle se porte. Elle ne va pas très bien et je lui souhaite beaucoup de repos, qu'elle s'en remette rapidement.
Je disais donc : la culture du viol, on n'a pas fini d'en jaser. On n'attend pas que l'actualité nous fournisse son horaire planifié pour en parler aux dates qu'elle nous aurait fixées. La culture du viol n'attend pas que les scandales éclatent ni ne dépend des chaînes de nouvelles en continu. La culture du viol, on en parle dès que quelqu’un sent qu’on doit en parler. Là, maintenant. N’en déplaise. N’en fucking déplaise.
De plus, je ne sais pas pour tous les hommes, mais ici, dans le privé, la culture du viol est devenue un thème récurrent. Depuis les premières vagues d’allégations, il s’est avéré que le viol sévissait pas mal plus près de nous et pas mal plus souvent qu’on aurait osé l’estimer. Des amis auraient violé. Des connaissances aussi. Et plus on en parle, plus la liste gagne en ampleur. Et je mentirais si je prétendais que ces situations ne sont pas délicates à gérer. Elles le sont.
L’époque veut que nos moindres sorties soient documentées. Pas moyen d’aller faire du podcast sans être filmés, snapés ou instagrammés. Impensable d’aller prendre un verre sans selfie. Chaque selfie est calculé et vend une alliance probable ou improbable entre deux individus. « Regardez, je le connais, lui ! ». Chaque selfie devient le symbole d’une approbation tacite : « Vous voyez cette personne sur la photo avec moi? C’est une bonne personne, je lui accorde mon approbation, aimez-la ! ».
À s’afficher ouvertement avec les autres comme ça, il est bien normal que des gens jugent pertinent de nous prévenir que cet homme ou celui-là, avec qui nous figurons sur une photo, aurait agressé une femme. Du moment qu’on nous a fait parvenir cette information, la suite nous appartient. Nous devons agir, investiguer, discuter, et ultimement, prendre une décision.
Premier réflexe : je pense d’abord à la survivante. Je n’ai pas envie qu’elle croit que je suis de mèche avec son présumé agresseur. Je n’ai pas envie d’approuver cet homme sale et gluant, si finalement ces allégations devaient s’avérer. Je ne voudrais surtout pas contribuer à l’exclusion/banalisation d’une personne dont la justice n’est d’avance pas de son côté, je ne voudrais surtout pas contribuer à occulter son histoire. Alors, par précaution, j’évite d’être vu avec ces hommes qui auraient commis l’inexcusable. Je cesse du même souffle les interactions avec eux sur les médias sociaux.
Le truc, avec cette justice qui sert plus souvent qu’à son tour à causer encore plus de tort aux victimes, c’est que je n’en aurai jamais le coeur net. Personne ne saura vraiment jamais, à moins de bien connaître la survivante. Du moins, personne ne pourra être certain à 100 %. Personne, mis à part la victime, n’en paiera vraiment les frais. Personne n’aura droit à une vérité certifiée, à une justice… juste.
Ça devient de plus en plus lourd à gérer. Des noms circulent. Ils sont là, se sont frayés un chemin dans ta tête, et maintenant il te faut agir.
J’ai dû faire un X sur des gens que j’estimais. Je consomme ma culture différemment, aussi. Parmi les présumés violeurs, il y a ces personnalités publiques qui se pavanent sur les tapis rouges, qui vivent dans le gros luxe, dans de grandes maisons et qui s’accaparent nos ondes radiophoniques et télévisuelles sur une base quasi quotidienne depuis des lunes. Qui remplissent des salles. C’est difficile de ne pas dénoncer publiquement quand tu les regardes jouer aux plus importants, quand on célèbre l’ensemble de leur oeuvre. Il y a ces personnalités prisées dans l’univers de l’underground. Il y a ces monuments qui nous ont quittés; parce que Claude Jutra n’était pas le seul de sa gang. Il y a les amis des amis. Les connaissances et les contacts.
Parfois tu le sais parce que ça vient de la survivante elle-même. Tandis que d’autres fois, ce sont des gens que tu ne connais même pas qui font circuler l’information. Là où ça devient délicat, c’est quand ces renseignements te sont retransmis via le bouche à oreille. S’agit-il d’un règlement de compte? Tous les détails qui m’ont été fournis sont-ils bien exacts? Et d’où proviennent-ils? Tu prends note. Tu demeures vigilant. Tu n’as pas envie de protéger un violeur malgré toi.
Le système nous pousse vers la bonne vieille justice populaire. Tout le monde sait bien que les chasses aux sorcières sont à proscrire. Mais pour ce cas bien spécifique, c’est notre système de justice qui l’encourage. Il nous amène à être les porteurs de secrets lourds et visqueux, à ne rien dire par respect pour la victime, pour son propre bien, pour la garder hors des dangers qui la guettent, des dangers qu’on connaît trop bien maintenant. Hors des vastes campagnes de lavages médiatiques comme celui qui a avalé Alice Paquet.
On ne peut pas namedrop. Même si on sait. Même si on a envie d’en avoir le coeur net. Même si on a envie que ça cesse. Même si on souhaite que réparation soit obtenue.
Dorénavant, nous devrons vivre en permanence dans cet endroit de flou, d’impuissance, de silence et de méfiance. On fait un trait — parfois déchirant — sur des amitiés en sachant très bien qu’on ne connaîtra probablement jamais le fond de l’histoire. On ne sait pas toujours comment agir non plus.
Le système nous force à ne jamais pouvoir pardonner. Parce que les violeurs se défendent et nient. Les amis et la famille les protègent. Le public les protège. Ils s’en sortent indemnes et rendent la vie de la survivante encore plus pénible. Le pardon est impossible. Nous devrons porter sur eux pour toujours un regard de dégoût, de trahison et de méfiance. Ils nieront jusqu’à la fin.
Il y en a tellement que notre tête est sans cesse appelée à faire le bon choix, à trancher à la place de la justice. Puis, on sait que ces violeurs devront quand même continuer à vivre. Le temps finit toujours par arranger les choses pour eux, mais rarement pour les survivantes. Nous savons tous qu’un jour ces histoires seront assez loin pour que l’on puisse faire comme si elles ne nous avaient jamais été racontées. On oublie. Parce qu’on n’en peut plus de se méfier, de ne jamais accéder à la vérité.
Il y en a tellement qu’on a parfois envie de se boucher les oreilles momentanément. Il y en a tellement que les lâches préfèrent nier de manière systématique sans se poser de question. Il y en a tellement que tu ne sais plus comment gérer ces cas.
Il y en a tellement que tu as juste envie de le hurler sur tous les toits, d’en faire le sujet de ta chronique. Parce que tu ne sais pas comment ni à qui en parler. Parce que tu regardes ces femmes tomber et tu te sens impuissant d’observer cet horrible spectacle sans jamais vraiment pouvoir intervenir.
C’est pour ça qu’on ne doit jamais cesser de parler de culture du viol.