Despacito est pour moi le plus grand mystère de l'année. Si je prends le soin de l'écrire ici, c'est qu'au fond je souhaite qu'on me rassure au sujet de cette inquiétante impression qui m'habite.
Tu me dis « chanson de l'été », je serais porté à te répondre que non. C'est vrai : si personne ne me l'avait dit, je n'aurais fort probablement jamais su.
Il est tout à fait possible de faire son long et lent bout de chemin sans jamais avoir à croiser la route de la chanson la plus discutée de l'année après Shape of You. C'est ce que rapporte mon fil d'actualité Facebook, en tout cas. Plusieurs reconnaissent n'avoir jamais entendu Despacito et/ou de l'avoir ENFIN entendue après que son nom eut été crié sur tous les toits du monde depuis les 3 derniers mois.
Je n'ai observé personne se plaindre qu'elle tournait trop. On n'a pas ce sentiment de l'entendre partout, si ce n'est qu'à travers la fenêtre baissée d'un douchebag qui passait par-là en allant prendre une crème glacée chez Dairy Queen.
C'est pourtant ce qui fait qu'une chanson de l'été est une chanson de l'été : on ne peut l'esquiver. Elle s'invite dans la cour du voisin, dans les centres commerciaux, chez Dollarama, chez Jean Coutu. À force qu'elle te soit enfoncée de force dans la gorge, tu finis par l'aimer et te surprends à la fredonner avec une ferveur que tu t'expliques mal pendant que l'employé de chez Thaï Express te cuisine ton pad thaï au tofu.
Le hit de l'été, d'ordinaire tu le détestes alors qu'il est à l'apogée de sa gloire et, promesses de ne jamais succomber rompues, la nostalgie finit par te rattraper en novembre au moment où les arbres se départissent de leurs feuilles mortes pour laisser toute la place au saccage que prépare l'hiver. C'était pas si mal, au fond, que tu te dis.
Tu le détestes parce que, depuis la première fois où tu l'as entendu, tu savais. Tu savais qu'il finirait par t'avoir. Tu pouvais déjà sentir les outils se déployer insidieusement dans ta tête, les ouvriers de la musique pop s'affairaient déjà à t'y cimenter un ver d'oreille duquel tu ne pourrais facilement te débarrasser. Parce qu'il possède tous les ingrédients essentiels pour que sérieusement personne n'y échappe.
Tu le détestes parce que tes amis l'aiment trop. Tu le détestes parce que tu te croyais immunisé. Tu pensais malgré tout pouvoir résister. Puis, au bout d'un moment, tu t'abandonnes dans l'appréciation sans borne de celui-ci.
Mais Despacito n'est rien de tout ça. Personne ne la déteste et personne ne l'aime trop non plus. Despacito n'est pas partout. Despacito ne tape sur les nerfs de personne. Despacito ne t'agrippe pas de force par le bras afin que toi aussi tu te laisses engloutir par la folie. Despacito n'est même pas un freaking ver d'oreille.
Si tu devais m'arrêter sur la rue avec une caméra et un micro braqués sur moi et que tu me demandais de fredonner l'air de Despacito, j'admets que je n'y arriverais peut-être pas du premier coup. J'ai tendance à l'oublier pratiquement immédiatement après l'avoir entendue.
Je pourrais l'identifier mais ce n'est jamais instantané. Il me faut demeurer vigilant.
« Oui, ok, c'est du reggaeton, j'imagine que c'est possiblement Despacito. Ok, il vient d'échapper un "Despacito". Je valide que c'est bien elle. »
Pourtant, de Selena Gomez à Chainsmokers, je ne résiste jamais à la musique mainstream qui m'est imposée. Je laisse l'époque me beurrer de ses hits les plus cheesy et les plus commerciaux. Envoie-moi autant de Shape of You que t'en as envie. Aucun problème. C'est entre moi et moi. Je sais apprécier une bonne chanson pop quand elle me tombe dessus par hasard. Je les ai toutes exécrées et secrètement bumpées sur mon téléphone. Tour à tour.
Mais Despacito, je ne comprends toujours pas. Quand le reggaeton a pris d'assaut les planchers de danse en Amérique du Nord au début des années 2000s, j'étais fasciné par la capacité des Daddy Yankee, des Don Omar ou des Wisin y Yandel à produire de manière dense et prolifique d'aussi grands hits qui arrivaient même à faire grouiller les plus coincés. Ils ont introduit chez nous un son qui nous était jusque là étranger et ont fait en sorte que 68% de leur matériel se retrouvaient en rotation lourde dans toutes les freaking boîtes de nuit.
Gazolina n'avait pas encore atteint les radios commerciales que déjà les hits de Daddy Yankee, dont la plupart des noms nous échappaient, se répandaient comme la grippe aviaire. Un vent de fraîcheur peu avant que iTunes ne vienne bouleverser l'industrie de la musique à jamais.
Quand j'entends Despacito, j'ai l'impression d'être tombé sur la moins bonne chanson de Don Omar, Daddy Yankee ou Wisin y Yandel. La plus fade, banale. La méconnue. Celle qui ne nous aurait pas fait perdre le contrôle dans un club branchouillard de St-Laurent en 2006. La seule de leur impressionnant catalogue à succès qui n'aurait pas fini par se retrouver au Billboard.
Ah mais, on aurait quand même trouvé qu'elle n'est pas si mal. Juste… pas la meilleure. On leur aurait pardonné vu la quantité de bangers qu'ils nous ont offerts. Ç'en prend des comme ça. Des chansons correctes qui n'ont pas ce petit quelque chose qui arrive à nous faire taper du pied. Toutes les chansons ne sont pas des hits, ça va de soi. Fort heureusement.
Despacito me remplit d'indifférence et semble générer l'indifférence chez beaucoup de gens malgré qu'on dise qu'elle est le hit de l'été. Je ne suis ni tanné, ni irrité. Ni pris d'excitation.
À force de se faire marteler combien c'est la chanson de l'été, on a fini par l'accepter. Bin oui, pourquoi pas. Résister solliciterait bien que trop de notre énergie pour un aussi vain combat.
Ok, c'est le hit de l'été.
Le plus grand mystère de l'année.