J'imagine que, quand un automobiliste — distrait ou agité — passe tout près d'arracher la vie à un cycliste ou un piéton, il lui est absolument possible de passer rapidement à autre chose. Comme si pour lui il ne s'agissait que d'un banal incident qui n'avait jamais eu lieu; pas de quoi en faire un drame, la vie est trop courte pour qu'un crime qui n'a pas été commis le ronge de culpabilité. Personne n'a été blessé, tout est bien qui finit bien. Ç'arrive. C'est comme ça. Get over it.
Dans ma tête de piéton/cycliste, sache, automobiliste, qu'il en est tout autre. Quand tu fonces droit sur moi et que je sais bien que je n'ai rien à me reprocher, ça laisse des marques. Parce que oui, à une intersection, il t'arrive de plus en plus d'accélérer avec toute le passif-agressif du monde alors que je me trouve au milieu de la route, dans toute ma légitimité de me trouver là, et de jouer avec moi les gorilles en prenant le soin de bien me faire comprendre que si je ne me tasse pas rapidement, je meurs.
Alors je me tasse. Parce que tu l'auras deviné, je ne souhaite pas mourir à une intersection et surtout pas aux mains d'un douchebag pressé d'aller visionner la première saison de True Blood en version française à Super Écran.
Pourtant, je cherche à établir le eye contact avec toi. Je me livre à toi, vulnérable, et espère naïvement pouvoir dépister un fragment d'empathie à travers ce regard indifférent dont tu me refuses l'accès. Tu t'en laves les mains et fonces comme s'il n'y avait jamais eu d'humain à l'horizon.
Concentré sur ta manœuvre, il m'est impossible de définir ton humeur du moment. J'aimerais pourtant. Je comprendrais mieux l'intention derrière le geste. Je pourrais au moins me dire que t'es un gros crisse de violent qui pense que les piétons lui sont redevables. Ou encore, que tu pleures ta récente peine d'amour et que ça t'importerait peu de tuer quelqu'un ce soir-là. J'aimerais pouvoir m'expliquer ce qui pousse quelqu'un à foncer droit sur un humain hyper-vulnérable n'étant pas protégé par un habitacle. Je me raconterais des histoires qui m'aideraient à mieux avaler l'idée qu'on soit passé à ÇA de m'enlever la vie.
Mais je ne peux pas. Tu fais comme si je n'étais pas là. Ni colérique, ni irrité par ma présence sur la route. C'est bêtement passif-agressif. Tu prends le pari risqué d'appuyer sur l'accélérateur avec l'idée magique que les choses se placeront spirituellement dans l'ordre pour toi, comme dans un jeu vidéo. Je ne suis pour toi qu'un passant automatisé dans GTA 5. La chance, manifestement de ton côté, fera en sorte que tu n'auras pas de sang sur les mains à la suite de ce bête virage à gauche potentiellement meurtrier. « Fuck les responsabilités pour ce soir! Pour un soir seulement! Y'en a marre d'être vigilant! » Mais non, pas fuck les responsabilités. Au volant de cet engin pouvant tuer, tu es censé prendre soin des petits humains dispensés d'une structure d'acier rigide qui partagent la route avec toi. Pas de les assassiner.
La froideur avec laquelle tu poses ce geste me glace le sang. Elle m'amène à me demander : comment ça se fait que cette personne ne semble même pas un peu ébranlée d'être passée tout près de me rouler sur le corps? Comment peut-elle m'abandonner comme ça dans l'indifférence, sans empathie ni le moindre soupçon de culpabilité? Ce problème qui est le nôtre devient alors mon problème. Mon affaire. Mon sentiment de frayeur. Mon étonnement crédule devant aussi peu d'humanité. Sali et seul au milieu d'une intersection à me demander pourquoi quelqu'un ce soir-là n'avait rien à fiche de m'envoyer à l'hôpital.
Sais-tu pourquoi je ne meurs jamais à cet endroit de peinture blanche et d'asphalte? Parce que je suis vigilant. C'est vraiment la seule raison qui explique que j'échappe à la mort. Je ne meurs pas parce que je ne souhaite pas mourir, et donc, j'esquive de peu ta tentative de meurtre. La responsabilité de ne pas crever sous ton véhicule me revient donc, puisqu'il semble que tu ne comptes vraisemblablement pas ralentir.
Un soir, alors que je venais de passer une journée infernale, j'ai eu envie de connaître la réponse à la question suivante : « les automobilistes s'imaginent-ils réellement, dans un élan spontané d'insouciance, qu'ils n'auraient aucun problème à vivre jusqu'à la fin de leurs jours avec une mort sur la conscience? » Je n'avais ni la force, ni le moral de réagir promptement. Je me disais : « Ok. Vas-y. Tue-moi. Fais-le, gros crisse de douche. T'as gagné. »
Parce que chaque fois qu'on me fonce dessus, il me faut rapidement me demander : « ai-je encore envie de vivre? ».
Tu n'avais jamais pensé à ça, han? C'est une évidence, pourtant. Si toi, automobiliste, tu te laves les mains de ma sécurité, qui donc devra voir à ce que je ne meure pas? Moi, bien sûr. Personne d'autre que moi. C'est pourquoi je suis confronté à cette pénible question chaque fois que tu fonces droit sur moi.
Et ce soir-là, alors que je passais un mauvais moment, j'avais envie de te laisser aller au bout de ta tentative d'assassinat. J'étais tellement en crisse de te voir arriver comme ça sur moi, tellement fâché qu'on puisse manquer d'empathie à mon endroit alors que j'avais déjà le moral tout décâlissé. Léthargique, je m'en crissais de mourir. Attention : je ne souhaitais pas mourir. J'adore la vie.
Seulement, je ne craignais plus la mort à cet instant précis. Je n'avais pas envie de lutter. Je voulais vérifier si tu comptais bien me tuer ou non. Je voulais te punir, je voulais que tu tires une leçon de ton insouciance, que tu cesses de jouer au smart ass et que tu aies cette mort probable sur la conscience. Je voulais pour une fois te tenir tête et dire NON à la peur et l'emprise que tu as sur moi. Je ne voulais pas te donner raison. Parce que c'est ça le truc : comme je tiens à ma vie, je dois constamment te donner raison. Je dois renverser du café sur mes vêtements pour échapper à la mort, je dois mettre l'orgueil de côté, faire des contorsions improbables et accélérer le pas en mode reculons pour éviter de justesse que la vie me soit arrachée.
Finalement, je me suis tassé à la dernière minute et j'ai obtenu réponse à ma question. Oui, tu comptais bien me tuer. Si je ne m'étais pas enlevé de ta route à la dernière seconde, tu l'aurais fait.
Je ne peux, contrairement à toi, passer immédiatement à autre chose à la suite d'incidents comme celui-là. L'idée que j'aie pu mourir à une intersection, l'idée qu'un humain sans la moindre trace de compassion ait pu tenter de me tuer me tourmente. Le simple fait qu'il m'arrive de ne pas avoir l'énergie d'esquiver un véhicule qui roule en ma direction me donne des frissons dans le dos.
Je me fais peur. Est-ce que vraiment j'aurais laissé un crétin m'envoyer dans le coma? Le suicide est-il vraiment toujours prémédité ou bien s'agit-il plutôt parfois de brefs instants de léthargie comme celui-là qui font qu'à un moment spécifique d'épuisement répété nous laissons aller les choses sans même tenter d'empêcher que l'évitable ne se produise?
Je réitère: je n'ai pas envie de mourir. Je veux vivre jusqu'à très longtemps. Rassurez-vous. Cela étant dit, sache maintenant, automobiliste, que c'est à ce type de questions que nous sommes sans cesse confrontés quand tu n'hésites pas à nous foncer dessus. Parce que tu t'attends à ce qu'on se tasse toujours de ton chemin quand tu sévis inconsciemment, et que, bien sûr, tout se déroulera comme tu l'as idiotement prévu dans ta tête. Sans que le sang ne se manifeste.
Mais un jour, quelqu'un n'aura pas envie de se soumettre à toi et tu l'assassineras. Quelqu'un en détresse n'aura pas la force d'esquiver ta machine à tuer. Quelqu'un qui regardera ses notifs manquera de vigilance et tu le tueras.
Pour toi, il ne s'agit sans doute que d'un frivole manquement au code de la route. Tandis que pour nous, c'est une énième tentative de meurtre dont nous devrons une fois de plus porter la lourdeur. Tu disparais et nous abandonnes dans l'incompréhension. Tu nous laisses avec ce curieux sentiment d'avoir frôlé la mort aux mains d'un sombre individu privé d'empathie qui ne se sait pas assassin. Ce n'est pas anodin, passer proche de mourir aussi souvent. Ça laisse des marques.
Passer proche de mourir aussi souvent, oui. Je te jure que c'est récurrent. Au moins trois fois par semaine, maintenant. On finit par s'accoutumer, j'imagine. On banalise, on normalise. Ça fait partie de la vie en métropole. On ne peut pas se permettre d'angoisser à tous les coins de rue, quand même. Cette pensée nous pourrirait la vie. N'empêche, c'est là. On s'efforce d'oublier jusqu'à la prochaine fois où on s'adonnera à traverser paisiblement à un feu vert et qu'un imbécile derrière le volant nous suggérera avec une violence aussi rare que silencieuse de décrisser de son chemin si on tient réellement à la vie.
Et la sempiternelle question reviendra à nouveau nous hanter : est-ce que, là là, ici, j'ai encore envie de vivre? Si oui, j'ai intérêt à faire un move et de toute urgence.
J'espère, automobiliste, que tu sauras en prendre bonne note.