J'ignore si Internet vous fait ça, vous aussi. Je m'imagine bien que oui. À force de trop penser et méticuleusement calculer chaque mot qui sera écrit dans un statut, un tweet, un texte descriptif sur Instagram ou un billet de blogue, on finit par manquer cruellement de spontanéité dans la vraie vie, pas vrai?
Depuis qu'on nous offre de pouvoir modifier nos statuts, c'est pire. On peut enculer des mouches sans lendemain et corriger ce qui nous achale de sorte que ledit statut, déjà réfléchi promptement et fignolé jusqu'à semi satisfaction, puisse finalement atteindre la perfection après sa publication initiale.
Depuis qu'on s'est tous polarisés, c'est l'enfer. Autrefois, on se disait qu'on se donnait trop de pression pour un seul statut, qu'on était trop sévères envers nous-mêmes et que de toute manière, tout le monde n'exigeait pas autant de nous. Autrefois, oui. C'était comme ça. Aujourd'hui, c'est une autre histoire. Nos mots qu'on a mis du temps à taper sur le clavier sont scrutés à la loupe, voyagent, circulent par l'entremise de screenshots, sont analysés dans les groupes privés, sont mal interprétés et sont sortis de leur contexte. Nos mots se revirent contre nous.
Le niveau de self-awareness n'a jamais été aussi élevé. Du moment qu'on s'exprime sur la place publique, nous devenons en quelque sorte des politiciens. Sans le salaire. Avec les mêmes contraintes. On cherche à nous prendre en défaut comme si nous occupions un ministère et que nous étions redevables envers les honnêtes contribuables.
Bref, oui, la spontanéité a pris le bord en tabarnack. Quand on m'a invité à faire un peu de radio en 2010, je me heurtais sans cesse à un solide blanc. Je paralysais. Je n'arrivais pas à dire les choses telles qu'elles se présentaient dans ma tête. Idem pour mes conversations entre amis. Je bafouillais. Constamment dans l'angoisse de ne pas sélectionner le juste mot.
J'ai dû travailler fort pour corriger tout ça. Je me suis mis à la vidéo. J'ai accepté de collaborer à la radio avec des amis. J'ai cumulé les entretiens à Radio-Canada. Je me suis écouté, réécouté puis réréécouté. J'ai appris à lâcher prise. À accepter l'idée que le dialogue vient nécessairement avec du bafouillage et des maladresses.
Aujourd'hui, je crois que je me débrouille crissement bien. Reste que tout ce que je dis est hyper-calculé et je prends le soin de turbo nuancer. Parfois, pour m'affranchir du discours contrôlé, je fais exprès de manquer juste un tout petit peu de nuance et j'observe les gens s'arracher les cheveux de la tête. Ça fait un bien immense. C'est là que tu t'aperçois de l'importance que tout le monde s'accorde un peu trop, qu'il ne manque pas une seule occasion de tenir quelqu'un par les couilles.
Récemment, j'ai réalisé que l'alcool, même lorsque consommé en petite quantité, m'occasionnait un hangover bourré de regrets le lendemain matin. Mais pas un hangover physique. De ce côté, ça va. Un hangover du type « Ah man, mais quelles conneries j'ai faites hier soir?? ». Comme si je me sentais sale de ne pas avoir été moi-même la veille. Comme si j'en avais trop dit, que j'avais trop parlé.
J'ai l'impression que je n'ai pas su filtrer adéquatement les mots qui sont sortis de ma bouche. Je me mets à angoisser et sur-analyser les conversations que j'ai eues avec les gens. Qui, parmi mes interlocuteurs de la veille, aurait pu se sentir gêné par ce que je n'aurais peut-être pas dû dire de cette manière-là? Est-ce que j'ai dit les choses de la bonne manière? Ai-je connu quelques moments d'égarement ou de maladresse? Est-ce que cette fille croyait que je flirtais avec elle? Me suis-je permis de dire des choses que normalement je n'aurais pas dites, aussi bénignes soient-elles?
Même quand je ne prends pas de verre, j'ai ce type de hangover le lendemain matin. En entrevue et pré-entrevue avec journalistes et recherchistes, je revisite 1000 fois tout ce que j'ai dit. Je m'en suis permis trop, que je me répète. J'aurais dû m'en tenir à ma ligne. Avec des amis au café, même chose. Je m'en veux d'avoir employé ce mot plutôt qu'un autre. D'avoir omis une information essentielle qui aurait rendu justice à mon propos.
Et c'est ici que je vous parle du podcast que j'ai récemment lancé avec mon ami Fred Bastien. On a décidé de rendre publiques les conversations qu'on nourrit autour d'une bière depuis quelques années. On s'installe dans le foodcourt d'un centre commercial, on pèse sur record pis on jase pendant 1h30 d'enjeux socio-politiques. Avec invité ou pas. Ça dépend.
Le lendemain, je feel toujours hangover de cette discussion qui sera mise en ligne quelques jours après l'enregistrement. Ça donne le vertige de se livrer comme ça, sans filtre, sans Google pour contre-vérifier ce qu'on avance, et simplement… discuter comme on discutait dans le bon vieux temps, au meilleur de nos connaissances et tant pis si on se trompe. Tant pis si, occasionnellement, on parle un peu à travers notre chapeau. Tant pis si on a l'air idiot. Tant pis si, dans le feu de l'action, on glisse un « avare » au lieu de « avide ». Tant pis si on n'est pas parfaits.
Il y a quelque chose de franchement libérateur avec cet exercice. D'audacieux, même. Et je le pensais bien avant de tenir mon propre podcast.
Tranquillement, ce podcast m'affranchit du discours hyper-contrôlé et du self-awareness pas possible qu'on a tous fini par s'imposer. Il échappe à la mauvaise foi qui nous guette. On y entend deux humains, parfois trois, qui discutent candidement et reconnaissent ne pas tout comprendre ni connaître et qui se livrent à un examen de conscience instantané, au fur et à mesure que la discussion avance.
Par écrit, il y a une prétention d'omniscience, bien malgré nous. Si tu l'écris, c'est que forcément, tu sais de quoi tu parles et tu maîtrises ton sujet. Tu as pris le soin de penser à tout et absolument rien n'a pu échapper à ta vigilance, parce que hey, Google est là pour ça, right?
Une heure et trente minutes, c'est beaucoup de mots qui ne sont pas passés préalablement dans le filtre. Et parmi cette abondance de mots, on peut y déceler quelques « t'as raison », « j'ai tort », « my bad », « oh, je ne savais pas », « pardonne-moi », « j'ignore tout de ce thème », « c'est au-dessus de mes connaissances », « ça se peut que je me trompe » et « je m'excuse ».
Et ça, notre époque en a cruellement besoin.