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« Mazal tov » au Prospero : le malaise de rire
Crédit: Hugo B. Lefort

Selon certains humoristes, il n’y a aucun sujet dont il est mal vu de se moquer; tout est dans les nuances, le timing, le traitement et le contexte de la blague. Larry David l’a compris depuis longtemps et a fait du malaise un art avec sa série Curb your enthusiasm sur HBO; plus près de chez nous, le Théâtre Bistouri fait peu à peu de l’incisif sa marque de commerce, et après avoir présenté Les ossements du Connemara au Prospero l’an dernier, et le fort bien nommé Conversations avec mon pénis au Zoofest 2016, leur plus récente production fait exploser les conventions du « clash des cultures ».
 

Cette comédie noire et grinçante écrite par Marc-André Thibault débute à l’hôpital, peu de temps après que Patrick se soit sérieusement entaillé la cheville en marchant sur du verre brisé pendant son mariage traditionnel à Isabelle, une juive marocaine. Philippe, son meilleur ami qui a toujours une joke au bout des lèvres, et qui a partiellement perturbé la cérémonie avec des remarques antisémites, pousse la blague trop loin. Isabelle réagit impulsivement, le frappe avec son talon haut, et il se sectionne une vertèbre en chutant, devenant paraplégique. Comme on s’en doute, à partir de cet instant, les choses ne vont pas en s’améliorant.

C’est en s’amusant de façon respectueuse et intelligente avec des sujets tabous et des idées reçues que Thibault se démarque ici des autres comédies basées sur ce mécanisme de méconnaissance des étrangers, qui causent parfois des micro-scandales dans d’autres théâtres que nous ne nommerons pas. Peu de sujets sont potentiellement aussi dévastateurs que les handicapés ou les juifs, mais en évitant les clichés et les généralisations, et en nous présentant des personnages pleins de défauts, mais profondément humains, dont les défauts sont soulignés avec finesse et patience.

Pour que des personnages aussi imparfaits soient crédibles aux yeux des spectateurs, il fallait que les interprètes soient extrêmement sensibles. François-Simon Pelletier, dans le rôle de Patrick, est le soleil autour duquel gravitent les autres personnages, et son impuissance à améliorer le sort des gens qu’il aime, ainsi que les relations plutôt orageuses entre eux, est très bien rendue. Stéphanie Jolicoeur, en Isabelle, personnage destiné à être haï de tous, s’occupe de ce rôle ingrat avec brio, devient insupportable en sombrant dans la dépression.

Crédit: Hugo B. Lefort

Alexis Lemay-Plamondon excelle dans la peau de Philippe, transmettant un large éventail d’émotions avec un minimum de mouvements, cloué à un lit d’hôpital ou dans sa chaise roulante. Jean-François Casabonne est particulièrement amusant dans le rôle du patriarche à l’apparence sévère et réservée, qui se révèle être un sympathique stoner une fois sa garde baissée. Demeure toutefois la question : pourquoi ne pas avoir confié les rôles du père et de la fille à des acteurs marocains?

Comme toujours dans la salle intime du Prospero, la scénographie se doit d’être ingénieuse et économe, et on passe facilement d’un lieu à l’autre avec un simple rideau escamotable. La mise en scène est aussi signée par Marc-André Thibault, et permet au spectateur de se faire aspirer entièrement par ce récit qui le confronte à ses propres limites, en parvenant à tirer des rires et des sourires d’une situation qui n’a, à la base, absolument rien de drôle. Et c’est une aptitude aussi rare que réjouissante.

La pièce est présentée dans la salle intime du Théâtre Prospero jusqu’au 9 décembre.