« Déterrer les os » de Gabrielle Lessard au Théâtre d’Aujourd’hui: confessions sur l’oreiller
P.-A. BuissonPublié en 2016 chez Hamac, ce premier roman de Fanie Demeule est une élaboration romanesque sur son mémoire de maîtrise, qui était lui-même inspiré de ses « Carnets d’anorexie » tenus pendant son adolescence. C’est un texte très personnel et écrit de façon à ce que le lecteur ressente physiquement le même dégoût pour la nourriture qu’éprouve la narratrice, une manifestation assez rare du pouvoir des mots.
L’histoire est assez simple : un couple, pendant une nuit d’insomnie, revient sur l’histoire qui les a menés à se rencontrer. La femme (Charlotte Aubin) fait une crise d’angoisse et croit qu’elle va mourir, et son copain (Jérémie Francoeur) tente de l’apaiser en lui racontant son adolescence ponctuée par des épisodes obsessifs et gourmands. Sa jeunesse, la découverte de son insatiabilité, ses désastreux amours; tout est prétexte à ciseler des bonnes répliques, et la jeune femme en redemande, fidèle à son appétit sans fin pour ce qui lui donne du plaisir.
Le livre examine la relation conflictuelle entre l’appétit sans fin de l’auteure, son horreur des résultats de ce même appétit, et son désir acharné de contrôler l’image qu’elle projette. L’adaptation et la mise en scène de Gabrielle Lessard reprennent ses idées de base, mais alors que sous sa forme littéraire, le récit proposait une seule narratrice, le personnage de Francoeur a été ajouté pour la transposition théâtrale. Cela a pour effet de briser la monotonie potentielle d’un long monologue, mais aussi d’en faire un captif dévoué d’une histoire dans laquelle il n’a qu’un minuscule rôle à jouer.
Dans un très réussi décor feutré de chambre à coucher tirée tout droit d’un rêve épuré, une scénographie signée Odile Gamache, les acteurs sont habillés de pyjamas blancs, et évoluent dans un lit très long, presque sous forme de catwalk, impression renforcée par les sièges qui se trouvent des deux côtés de la scène.
On en vient même à douter de la réalité de l’échange, comme si le lit était un nuage, accueillant les chimères nocturnes du couple. C’est ici l’amour salvateur que l’on célèbre réellement, l’effet thérapeutique que peut avoir une patience bienveillante. Les performances sont sans faille, et le texte coule comme de la musique dans la bouche des interprètes; la chimie amoureuse attendue n’est toutefois pas au rendez-vous.
Avec les éclairages pastel de Cédric Delorme-Bouchard et la musique d’ambiance de Le Futur, utilisée avec parcimonie, cet échange nocturne prend la forme d’une confession, une version onirique en chair et en os d’un récit qui nous avait déjà beaucoup touché sous sa forme littéraire. L’importance de l’image et la tyrannie du regard des autres, deux maux très contemporains, y apparaissent dans toute leur toxicité, et on y explore les nombreuses psychoses pouvant en résulter; c’est toutefois un message d’espoir qui en ressort, ainsi que l’étrange impression d’avoir été témoin d’un rituel très intime, que balaient les premiers rayons du soleil comme s’il s’agissait d’un mauvais rêve.
La pièce est présentée au Centre du Théâtre d'Aujourd'hui jusqu'au 5 mai.